On pourrait se dire que oui. Après tout, ceux qui tapent le plus
sur l'Internet, Sarkozy, Allègre, Val ou Lefebvre, sont tous des gens de
droite (même si certains sont parfois, en
raison d'une très ancienne adhésion à un parti de gauche, étiquetés
différemment par les médias). Mais ces discours anti-Internet,
méfiants, voire franchement hostiles, face à la liberté que procure ce nouvel outil, se retrouvent
bien au-delà de la droite. Et ceux qui ont construit Internet,
étaient-ils de gauche ?
L'ancêtre d'Internet, l'Arpanet, a été
développé, pendant des années, à 100 % sur fonds publics, les capitalistes n'aimant pas
prendre des risques. Mais ces fonds n'étaient pas distribués pour la
culture ou la recherche puisqu'ils venaient en totalité de l'armée
états-unienne, via son agence de recherche, nommée à l'époque
ARPA. Revoyons le contexte. C'était en pleine
guerre du Viêt Nam. Sur les campus états-uniens
en ébullition,
il n'était pas toujours facile de trouver des chercheurs qui
acceptaient de travailler pour l'armée. Aujourd'hui, la plupart des
chercheurs ne prennent plus en compte des considérations politiques ou
morales avant d'accepter un budget : l'argent n'a pas d'odeur. Mais, à
l'époque, la prise de conscience était bien plus forte et tout un
courant existait chez les scientifiques pour dire qu'on ne pouvait pas
faire n'importe quelle recherche en éludant ses responsabilités. (Pour
une bonne édition en français des textes de ce courant, voir le livre
de Jean-Marc Lévy-Leblond et Alain Jaubert,
« (Auto)critique de la science », publié au
Seuil en 1973.)
Ceux qui ont créé Arpanet puis l'Internet étaient donc les moins
hostiles à l'armée et à sa guerre en Asie du Sud-Est. Ce fut au point
que d'autres réseaux, concurrents de l'Arpanet, refusaient tout
simplement d'utiliser des techniques marquées comme « militaires ». Ce
fut le cas de Fidonet, par exemple, très
utilisé par les ONG, notamment en
Afrique parmi les ONG d'aide au développement
et qui prenait soin de développer ses propres protocoles.
Comme rien n'est jamais aussi simple, l'argument que l'Internet
était un protocole de l'armée états-unienne avait aussi été utilisé de
manière protectionniste
(par exemple en France), pour travailler sur des protocoles
spécifiques aux entreprises françaises, en rejetant le « protocole du
DoD » comme TCP/IP était qualifié dans les
livres de cours comme le Pujolle.
En fait, la complexité de la question vient d'un problème plus
fondamental, la neutralité des objets techniques. Est-ce que le
téléphone est de gauche ou de droite ? Est-ce que
IPv6 est plus ou moins à gauche
qu'IPv4 ? Ce genre de questions parait absurde
et cela permet au chercheur de travailler sur n'importe quel sujet en
disant qu'il est neutre, que ce sont les applications qui sont bonnes
ou mauvaises mais certainement pas le sujet de recherche pour lequel
il touche des subventions.
Or, s'il est vrai que le téléphone ou l'Internet peuvent être
utilisés par tous, il est également vrai que de tels réseaux complexes
et très coûteux à déployer ne naissent pas dans un garage : leur mise
au point et, encore plus, leur sortie dans le monde réel nécessite que
la société mette d'énormes moyens en jeu et elle ne le fera que s'il y
a un intérêt (c'est la différence entre
l'invention, phénomène individuel qui peut se
faire dans un garage, et l'innovation qui est un
phénomène social.). Un objet technique ne réussit
pas sur ses propres mérites, mais parce que des gens riches et
puissants y voient un intérêt.
Et, en même temps, il a toujours une ambiguité. Les objets
techniques peuvent partiellement échapper à leur créateur, ils peuvent
avoir des résultats inattendus et un réseau conçu pour l'armée de
l'Empire peut servir à diffuser plein d'informations d'une manière qui
était difficile et chère avant, peut servir à bâtir une encyclopédie libre et peut servir à bien
d'autres choses qui auraient sans doute surpris les généraux de
1969...