Il y a déjà eu beaucoup d'articles, surtout aux
États-Unis, à propos du conflit qui oppose deux
opérateurs Internet,
Comcast et Level 3 (j'ai
mis quelques références à la fin). Je
n'ai pas de sources privilégiées, je ne suis pas un « blogueur
influent » donc je ne vais pas pouvoir vous faire de révélations
sensationnelles mais il y a quand même, deux ou trois points que je
voudrais traiter. Donc, Comcast réclame à Level 3 des sous et Level 3
porte l'affaire devant le régulateur. Pourquoi ?
Il y a déjà eu beaucoup d'articles, surtout aux
États-Unis, à propos du conflit qui oppose deux
opérateurs Internet,
Comcast et Level 3 (j'ai
mis quelques références à la fin). Je
n'ai pas de sources privilégiées, je ne suis pas un « blogueur
influent » donc je ne vais pas pouvoir vous faire de révélations
sensationnelles mais il y a quand même, deux ou trois points que je
voudrais traiter. Donc, Comcast réclame à Level 3 des sous et Level 3
porte l'affaire devant le régulateur. Pourquoi ?
Une bonne partie des articles sur le sujet ont cherché, dans un
style très hollywoodien, qui était le Bon et qui était le Méchant dans
le conflit (en général, Comcast était le Méchant, rôle qu'ils tiennent
à la perfection). Mais, évidemment, il n'y a pas de morale ici, juste
du business entre deux requins, celui qui était le
plus fort encore récemment et celui qui a grossi et exerce ses muscles.
Pour se faire une idée du problème, faisons un petit détour par la
technique. D'abord, comme Comcast a accusé Level 3 de « router selon
la méthode de la patate chaude », revenons sur cette technique. Soit
deux opérateurs situés aux États-Unis. C'est un grand pays. Si un
paquetIP part de la
côte Ouest pour aller sur la côte Est, il a beaucoup de chemin à
faire. Si le paquet part d'un opérateur pour aller vers un autre, qui
va utiliser ses précieuses ressources pour lui faire traverser le
continent ? Contrairement à ce que Comcast laisse entendre, la
méthode la plus répandue a toujours été la patate chaude : l'émetteur
essaie de faire sortir le paquet de son réseau le plus vite possible,
avant qu'il ne lui brûle les mains. C'est donc le destinataire qui va
se taper l'acheminenent. C'est injuste ? Pas si on tient compte du
fait qu'une communication met en jeu des paquets dans les deux
directions. Au retour, ce sera l'inverse. Si le trafic est à peu près
symétrique (en nombre de paquets et en nombre d'octets) qu'on route
avec la patate chaude ou avec la patate froide n'a aucune importance, du moment que les deux
opérateurs font pareil.
Cette symétrie était celle pour laquelle était prévu l'Internet :
chacun pouvant être à la fois consommateur et producteur, l'idée était
que le trafic serait à peu près égalitaire, faisant du choix de la
température des pommes de terre un choix purement arbitraire et sans
conséquences pratiques. Seulement voilà, dans la réalité, les grosses
entreprises n'ont pas fait ce choix. Comcast contrôle un marché de
consommateurs purs (eyeballs en anglais, ou « temps
de cerveau disponible » en français) et Level 3 fait surtout de
l'hébergement. Le trafic est donc très asymétrique. Comme on le voit
sur le dessin plus haut, si Level 3 héberge un gros fournisseur de
vidéo (Netflix, dont l'arrivée chez Level 3 a
déclenché la crise), et qu'on utilise la patate chaude, la grande majorité des octets va passer sur le
réseau de Comcast, posant donc la question de base « qui va payer ? ».
Il y a des solutions à ce problème. Avant des les regarder, une
note importante : comme tout ceci n'est qu'une histoire de gros sous,
rien n'est documenté publiquement. Le citoyen de base, et même le
sénateur qui se demande s'il doit
voter la neutralité du réseau ou pas, n'ont pas
toute l'information qui permettrait de décider. La mode étant aux
fuites, on a même vu des
graphes de trafic ( et ) prouvant que Comcast étranglait délibérement le
trafic entrant (pour réclamer ensuite des paiements aux fournisseurs
de contenu), envoyés anonymement... (Évidemment aucune garantie
quant à leur véracité.) Si Comcast et Level 3 se préoccupaient
réellement de la vérité, ils commenceraient par publier des
informations précises. (Dans ce genre d'affaires, chacun des requins
prend à témoin l'opinion publique, sans jamais lui donner les moyens
de s'informer et donc de décider.)
Revenons à la technique. Il faut noter que
Comcast n'est pas un pair de Level 3 mais un client de son offre de
transit. Ce conflit n'est donc pas l'équivalent des classiques crises
entre pairs, dont Cogent s'est fait une
spécialité. Dans la plupart des contrats de transit, le client a des tas
de moyens pour influencer le routage chez son fournisseur, comme les
MED. Pourquoi Comcast ne les utilise-t-il
pas ?
Le plus probable est que Comcast ne veut pas d'une solution, il
veut faire plier Level 3, en profitant de ce que Comcast a une
clientèle captive (dans la plupart des villes petites et moyennes,
Comcast a un monopole). Deuxième raison, pas incompatible avec la
première, Netflix est un concurrent de l'offre TV de Comcast
(historiquement, une entreprise de télé par câble). Il y a donc un cas
classique de violation de la neutralité du
réseau par Comcast, discriminer entre son service et celui des concurrents,
quand on cumule plusieurs casquettes (FAI et fournisseur de services).
La meilleure solution serait d'arrêter l'énorme dissymétrie qui
existe aujourd'hui entre les opérateurs, selon qu'ils font du contenu
ou du temps de cerveau. Il est curieux que Comcast reproche à Level 3 de lui
envoyer bien plus d'octets que son client ne lui en transmet, alors
que Comcast fait exactement cela à ses propres clients, en leur
vendant une offre Internet asymétrique, à bien plus grande capacité
dans le sens de la consommation que dans celui de la production. Mais
ce n'est pas plus incroyable que Level 3 qui demande l'intervention du
régulateur alors que, quand le
rapport de forces lui était plus favorable, ses dirigeants bêlaient
systématiquement le discours individualiste du « moins d'État, moins
de régulation ».
Cette dissymétrie du trafic et des usages fausse tous les
débats sur la neutralité du réseau, en créant une source de
mécontentement. C'est ce que réclame régulièrement FDN, par exemple. Le
développement d'usages plus équilibrés, par exemple avec le
pair-à-pair annulerait une bonne partie des
discussions récurrentes.
Quelques articles sur le sujet, avec mes commentaires :
Le point
de vue officiel de Comcast et celui de Level
3,Une petite
partie de la très longue discussion sur la liste
NANOG à ce sujet,Un amusant dessin animé où
le client de Comcast est représenté sous forme d'un ours en peluche buté qui ne
sait que répéter « No, this is not fair » alors
qu'il demande la même chose que ce que Comcast demande à Level 3,Un bon article
de TelecomTV qui met les choses en perspective, et qui explique
bien l'affaire des pommes de terre chaudes ou froides,Un article en
français (contrairement à la plupart des autres cités ici), qui
prône plutôt une augmentation des coûts d'abonnement, qui financerait
les FAI tout en préservant la neutralité du réseau,Une excellente
analyse de Adam Rothschild, avec de très utiles dessins, et
surtout une discussion du problème des liens externes de Comcast,
notamment celui avec Tata, qui sont utilisés au maximum de leurs capacités (le problème des graphes fuités mentionnés plus haut),La plupart des articles (y compris le mien) pointait plutôt du
doigt la mauvaise foi de Comcast. Il y a aussi un tout petit nombre
d'articles de
l'autre bord. Celui de Daniel Golding que je cite est assez radical, comme
lorsqu'il prône une nette séparation entre fournisseur de transit et
hébergeur (Level 3 étant à la fois
Tier-1 et hébergeur de
Netflix). Mais cet article contient également des énormités comme
lorsqu'il reprend la légende (popularisée en
France par Free ou
France Télécom) comme quoi l'opérateur du
fournisseur de contenu serait payé deux fois, par son client
d'hébergement (Netflix)
et par son client de transit (Comcast). Pour voir pourquoi cette idée
est absurde, il suffit d'imaginer deux clients de Free qui s'envoient
des octets. Chacun a dû payer sa connexion. Dit-on pour autant que
Free a été payé deux fois et devrait rembourser un des clients ?
Incroyable, mais c'est
pourtant le discours d'articles comme celui-ci.