Dès qu'il s'agit de monnaie, on lit
n'importe quoi dans les médias, et on entend n'importe quoi aux
tribunes des colloques. Songeons par exemple à tous les gens qui ont
péroré sur le Bitcoin ou sur les
cryptomonnaies sans rien
y connaitre. De même
quand on parle de « monnaie numérique de banque centrale », la
confusion règne. Notons donc un excellent article d'analyse écrit
pour la banque centrale
suisse (mais qui n'exprime pas la politique officielle
de cette institution) expliquant à quoi pourrait ressembler une MNBC
(monnaie numérique de banque centrale) et proposant une solution
spécifique.
Lorsqu'on parle de « monnaie électronique » (ou numérique), la
confusion règne. Parfois, le terme désigne toute monnaie qui n'est
pas en pièces ou en billets (à ce compte, toutes les monnaies sont
électroniques depuis longtemps). Parfois, on ne le dit que pour les
cryptomonnaies ou que pour celles qui tournent sur une
chaine de blocs. Ici, on va utiliser le terme
pour une monnaie qui a certaines propriétés de l'argent
liquide (notamment une certaine protection de la
vie privée) tout en étant entièrement
numérique. Ainsi, la carte Visa n'entre pas
dans cette définition, car elle n'offre aucune vie privée.
L'article dont je parlais au début est « Comment
émettre une monnaie numérique de banque centrale ». Oui,
l'avantage des études faites pour un organisme officiel suisse,
c'est qu'il y a une traduction de qualité en français. Ses auteurs
sont David Chaum (celui de
DigiCash), Christian Grothoff (celui de
GNUnet) et Thomas Moser, des gens qui
connaissent leur sujet, donc.
Pour résumer leur article (mais je vous en recommande la lecture
complète), leur cahier des charges est celui d'une monnaie émise et
gérée par une banque centrale (un cahier des
charges, donc, très différent de celui du
Bitcoin, qui vise à se passer de banque
centrale), garantissant un minimum d'anonymat pour ceux qui paient
avec cette monnaie (« la préservation d’une propriété clé de la
monnaie physique: la confidentialité des transactions »), mais pas
pour ceux qui la reçoivent. Les revenus des commerçants ne sont donc
pas dissimulés, ce qui permet de lutter contre la fraude
fiscale. La définition même de monnaie ne fait pas
consensus mais les auteurs se focalisent sur un rôle, le moyen
d'échange (il y en a d'autres rôles à la monnaie, par exemple unité
de mesure ou stockage de valeur). De plus, les auteurs veulent
appliquer les principes de KYC
(connaissance du client), d'AML (lutte contre le blanchiment) et de CFT
(lutte contre le financement du terrorisme), oui, il y en a, des
sigles, dans le secteur bancaire. On voit que les objectifs mis en
avant sont distincts de ceux de Bitcoin et, a fortiori, de
Zcash puisque que, comme le note l'article,
« La détection de fraude requiert cependant une capacité
d’identification du payeur et le traçage des clients, ce qui est
incompatible avec le respect de la confidentialité de la
transaction. ». Le fait d'avoir un cahier des charges clair est un
des intérêts de cette étude. Par exemple, d'innombrables articles
ont été écrits sur des projets comme Diem ou le
« yuan électronique » alors que leur cahier
des charges reste vague. Le problème est d'autant plus grave qu'il y
a souvent de la mauvaise foi dans certains discours. Ainsi, les
projets de numérisation ont souvent pour but réel d'en finir avec
l'argent liquide pour avoir une traçabilité complète des
transactions et une surveillance permanente des acheteurs.
Comment les auteurs de l'article voient-ils leur système
de MNBC (monnaie numérique de banque centrale) ? Étant donné qu'il
n'y a qu'un émetteur, nul besoin d'une chaine de
blocs. (La quasi-totalité des projets de « chaine de
blocs privée » ou de « chaine de blocs à permission » n'ont aucun
sens : comme le dit l'article « La DLT est une architecture intéressante
lorsqu’il n’existe pas d’acteur central ou si les parties prenantes
ne souhaitent pas s’accorder sur un acteur central de confiance. Ce
qui n’est cependant pratiquement jamais le cas pour une monnaie
numérique de détail émise par une banque centrale. [...] Recourir à
un registre distribué [réparti, plutôt] ne fait qu’augmenter les
coûts de transaction; cela n’apporte aucun avantage dans une mise en
place par une banque centrale »). Leur système repose à la place sur
GNU Taler (développé par un des auteurs) et
les signatures en
aveugle de Chaum. La sécurité du
système dépend donc de ces techniques logicielles. (D'autres
propositions font appel à des systèmes physiques spécifiques, mais
« les fonctions physiques non clonables ne peuvent pas s’échanger
sur Internet (éliminant de fait l’usage principal de la MNBC » et
« les tentatives précédentes de verrous matériels pour empêcher la
copie ont été compromises de façon répétée », voir les DRM.) Comme la
monnaie numérique de banque centrale envisagée dans cet article a
beaucoup de propriétés communes avec l'argent physique (le liquide),
elle a également une sécurité proche : possession fait loi, ce qui
veut dire que, si l'appareil sur lequel vous gardez vos pièces est
détruit, vous perdez votre argent. Cette solution, comme l'argent
liquide, n'est raisonnable que pour des sommes relativement
faibles. Si l'acheteur n'est pas identifiable, le vendeur l'est car
il ne peut pas réutiliser directement les « pièces », il doit les
remettre à la banque. C'est nécessaire au mécanisme de protection
contre la double dépense. Autre nécessité, la
banque centrale doit être connectée en permanence, ce qui impose des
exigences nouvelles pour les banques centrales (« La détection de
doubles dépenses en ligne élimine ce risque mais rend donc les
transactions impossibles si la connexion Internet de la banque
centrale est indisponible. ») Je ne vous détaille pas les protocoles
cryptographiques ici, je n'ai pas le niveau, lisez l'article. Notez
qu'ils sont assez complexes, ce qui peut être un obstacle à
l'adoption : la plupart des utilisateurs ne peuvent pas comprendre
cette solution, ils devront faire confiance à la minorité qui a
compris et vérifié. (Ceci dit, dès aujourd'hui, peu de gens
comprennent le système monétaire.)
Quelles sont les chances qu'une banque centrale, avec ses
messieurs sérieux en costume-cravate, reprenne cette idée et se
lance dans un projet de monnaie numérique protégeant la vie privée ?
Personnellement, je dirais qu'elles sont à peu près nulles. Les
auteurs notent à juste titre que « une MNBC de détail devrait être
basée sur un logiciel libre ou
ouvert. Imposer une solution propriétaire qui entraînerait une
dépendance à un fournisseur spécifique pourrait vraisemblablement
constituer dès le départ un obstacle à son adoption. » Mais cette
condition suffirait à faire rejeter le projet par toute banque
centrale (déjà, le mot « libre »…). Tous ces dirigeants politiques et
financiers passent du temps à critiquer le Bitcoin « qui permet la
fraude fiscale et le financement du terrorisme » mais ils ne font
aucun effort pour développer des alternatives. Le projet décrit dans
cet article est sympathique mais n'a aucune chance. Il essaie de
plaire aux banques centrales mais celles-ci n'en voudront jamais,
attachées qu'elles sont à des solutions fermées, privatrices, et
facilitant la surveillance.