Le 23 avril dernier, le gouvernement français annonce qu'il a
rencontré « les dirigeants d'internet ». Cela a,
à juste titre, beaucoup fait rire, mais pas toujours pour de bonnes
raisons. C'est que c'est compliqué de savoir qui dirige (ou pas)
l'Internet.
Le communiqué du gouvernement français est en
ligne mais a été modifié depuis. Le texte original disait « le
Gouvernement mobilise les dirigeants d'internet » et la version modifiée
suite aux rires des internautes
dit « le Gouvernement mobilise les dirigeants des grands opérateurs de
l'internet ». Notez que l'URL, qui reprend le
titre du communiqué, n'a pas changé. C'est bien de ne pas l'avoir
changé mais, désormais, le titre et l'URL ne sont plus en
accord (voilà pourquoi il faut éviter de mettre trop de sémantique dans
les URL).
Il y a bien des choses à critiquer dans le communiqué du
gouvernement, notamment le ridicule des mouvements martiaux du menton
(« le Gouvernement mobilise... ») ou surtout la gravissime faute
qu'est la sous-traitance de la censure à des entreprises privées, plus
soucieuses d'éviter les problèmes que de défendre la liberté
d'expression. Mais les nombreuses critiques du communiqué
gouvernemental se sont surtout focalisées sur le titre, comme celle
de Numérama. Ce journal constate à juste titre qu'il est
ridicule de parler des « dirigeants d'Internet » (et le gouvernement
français doit être de cet avis puisqu'il a modifié son texte
irréfléchi) car la gouvernance de l'Internet
est complexe et ne se réduit pas à une poignée de « dirigeants ».
L'erreur n'est pas innocente, de la part du gouvernement. Celui-ci
est en effet complètement perdu devant le mécanisme complexe qu'est
l'Internet. Comme le héros du Prisonnier, les
ministres passent leur temps à demander « qui est le numéro 1 ? » Ils
ne peuvent en effet pas imaginer d'autres systèmes politiques que ce
qu'ils ont appris à Sciences Po : un système
très hiérarchique, avec une poignée d'acteurs (publics ou privés, peu
importe pour eux), quelques dirigeants régnant sur une masse de « fond
d'organigramme ». Rien d'étonnant que, perturbés par l'Internet, ils
cherchent à toute force à le ramener au seul cas qu'ils connaissent,
celui où on discute dans des bureaux feutrés, loin des rumeurs du
monde, avec quelques messieurs « responsables ». Numérama a raison de
pointer du doigt cette curieuse réduction de l'Internet à « Google,
Facebook, Microsoft, Apple et Twitter mais aussi des responsables des
principaux fournisseurs d'accès à Internet (dont les membres de
l'association des fournisseurs d'accès et de services Internet comme
Orange, Bouygues Telecom, SFR) ». Pourquoi ces entreprises privées
particulières, et qui a décidé de leur confier l'Internet ? Personne, et
surtout pas un processus démocratique. Mais ces entreprises sont
toutes prêtes à suivre la voie de la censure privée (Facebook s'y est
engagé depuis très longtemps). En façade, les politiciens français
aiment se plaindre des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), mais ils sont très
à l'aise avec cet oligopole de (pour citer Numérama) « gigantesques silos contenant des quantités inouïes de données
personnelles, pour le plus grand bonheur des services de
renseignement ». Bien plus à l'aise en tout cas qu'avec les millions
d'acteurs de l'Internet qui le façonnent au quotidien. Il suffit de
voir comment les politiciens français font tout pour détruire les
échanges de contenu en pair à pair,
encourageant ainsi les utilisateurs à se servir uniquement de quelques
gros silos, avec lesquels on pourra ensuite parler.
Mais, si le gouvernement a tort de désigner les GAFA et les telcos
comme « dirigeants d'Internet », qui sont alors les vrais dirigeants ?
Numérama dérape ici en reprenant le jargon inimitable de
l'ICANN et en prétendant que l'Internet serait
géré par tout le monde, avec une très large participation. Ce serait
en effet idéal mais, contrairement à ce que prétend l'ICANN pour
essayer de faire oublier sa très faible légitimité, ce n'est pas le
cas. Des entreprises comme les gros telcos, ou comme les GAFA, ont
effectivement un pouvoir disproportionné. Si le terme de « dirigeants
d'Internet » est exagéré, on ne peut pourtant pas nier, et c'est un
gros problème de gouvernance en soi, que l'excessive concentration des
échanges dans quelques silos (encouragée, comme on l'a vu, par les
gouvernements successifs, que le pair à pair hérisse), entraine forcément un excès de pouvoir
chez ces silos.
Et Numérama se contredit ensuite en prétendant avoir trouvé les
vrais dirigeants : « ce n'est pas en direction des "GAFA" qu'il
fallait se tourner, mais plutôt vers l'ICANN,
le forum sur la gouvernance d'Internet (IGF),
l'Internet Engineering Task Force (IETF),
l'Internet Research Task Force (IRTF),
l'Internet Society (ISOC), les
registres Internet
régionaux, l'ISO
3166 MA (Autorité de Maintenance), le W3C ou encore
l'Internet Architecture Board (IAB), les
forums de rencontre des opérateurs
ainsi que les agences intergouvernementales ». À quelques exceptions
près comme les « forums de rencontre des opérateurs », cette liste
fait la part belle à des institutions clairement identifiables,
justement ce que voudraient Cazeneuve et ses
pareils. D'ailleurs, la liste tient du catalogue
de Prévert en mêlant des organisations ayant un vrai pouvoir
(RIR, ICANN, ISOC), des simples forums de
bavardage (IGF), des organisations aux pouvoirs purement techniques et
limités (IETF) et de mystérieuses « agences intergouvernementales »
(on penserait à l'UIT si elle jouait le moindre
rôle dans la gouvernance d'Internet).
Bref, il faut s'y résigner, la gouvernance de l'Internet est
complexe, il n'y a pas de numéro 1 (dommage pour les ministres
français), mais il n'y a pas non plus de « processus ouverts,
bottom->up et multipartiesprenantes », quoi que
prétende l'ICANN. Il y a beaucoup d'acteurs, avec des rôles variés
et des pouvoirs très différents. Ça le rend difficile à gouverner ?
Tant mieux, c'est aussi ce qui assure sa résilience face aux
tentatives de contrôle.