Le régulateur russe des
télécommunications, Roskomnadzor, vient d'édicter de nouvelles
règles pour certains acteurs de l'Internet en Russie. Cela a
entrainé une floraison de titres sensationnalistes du genre « La
Russie se déconnecte de l'Internet ». Qu'en est-il ?
Le tout se passant dans le contexte de l'agression
(non provoquée)
russe contre l'Ukraine, on n'est pas étonné des
nombreuses exagérations et affirmations erronées. La guerre n'est
jamais favorable aux discussions sérieuses et aux vérifications
prudentes. Néanmoins, dans le cadre de ce blog, on va quand même
essayer de garder la tête froide (oui, je sais bien que c'est
impossible, mais je vais essayer quand même) et d'analyser ce qui se
passe dans l'Internet en Russie. Entre
l'ignorance technique et la propagande de guerre, on lit en effet
pas mal de bêtises sur cette situation.
Donc, Roskomnadzor annonce des nouvelles règles (pas si
nouvelles puisque beaucoup sont répétées par Roskomnadzor depuis des
années). Le texte a été publié
sur Twitter mais je ne lis pas le
russe, donc je me fie à des traductions pas
forcément exactes. Donc, prudence.
Ces règles sont apparemment uniquement pour les services
officiels et leur imposent entre autres de :
Avoir les serveurs de nom des
domaines en Russie et
plus précisément sous le TLD.ru,Ne pas avoir sur les sites Web de code qui charge des
ressources hébergées à l'étranger.
Si c'est exact, c'est loin d'une « déconnexion russe de
l'Internet ». Un utilisateur de l'Internet (ici, le gouvernement
russe) peut parfaitement édicter des règles concernant ses propres
ressources (noms de domaines et sites Web). L'Internet est bâti sur
les principes de connectivité universelle et de
liberté de décision locale. Une décision par un utilisateur donné
n'est pas la même chose qu'une coupure de l'accès Internet.
Bien sûr, les choses sont plus compliquées que cela. Les
nouvelles règles seront peut-être, en pratique, de facto applicables
à tout le monde, pas seulement aux sites officiels (la Russie n'est
pas un état de droit, et la loi n'est pas tout). Mais il est
important de ne pas relayer des informations
fausses : la Russie ne vient pas de se déconnecter.
Notons d'ailleurs qu'il y a parfois une certaine hypocrisie dans
les discours entendus en dehors de la Russie. Aucun domaine dans le
TLD du
gouvernement étatsunien,
.gov, n'utilise de serveurs de noms en
dehors de ceux contrôlés par des organisations étatsuniennes. Et
personne n'accuse le gouvernement des États-Unis de se déconnecter
d'Internet. Il applique juste des principes de sécurité
(contestables, mais pas absurdes), en évitant les dépendances vers
des acteurs extérieurs au pays. Au passage, s'il faut trouver un
mérite aux édits de Roskomnadzor, c'est de faire réfléchir sur les
dépendances de nos services Internet. (Dépendance que le discours
marketing sur le
serverless tente de faire
oublier, mais dont on se rappele à chaque panne
d'un CDN.)
Et en parlant de propagande, notons que des défenseurs des
GAFA ont déclaré que les déclarations
de la CNIL sur le service de surveillance Google Analytics
contribuaient à la « fragmentation de l'Internet ». Je ne compare
évidemment pas la CNIL à Roskomnadzor mais je veux insister sur le
fait qu'on n'est pas dans un monde de Bisounours : parmi les gens
qui affirment des choses erronées, il y a des gens qui se trompent,
mais aussi des lobbyistes et des propagandistes, qui ne cherchent pas
la vérité.
Évidemment, mon analyse ne vaut que pour aujourd'hui. Demain, les
choses vont certainement changer. Cela fait des années que le
gouvernement russe va dans la direction d'un contrôle de plus en
plus strict sur l'Internet (et, d'ailleurs, sur toute la
société). On verra peut-être donc demain une vraie déconnexion,
mais, pour l'instant, on en est très loin.
Cela fait d'ailleurs au moins dix ans qu'il est très à la mode de
crier bien fort que « la Russie se déconnecte de l'Internet » ou que
« la Russie a maintenant un Internet souverain ». C'est tout à fait
faux (ce n'est même pas vrai pour la Chine,
mais qui est un cas différent dont on reparlera une autre fois). La
répétition de ce thème me fait parfois penser qu'il est mis en avant
par des souverainistes qui admirent secrètement Poutine, et
voudraient bien que la Russie montre l'exemple, permettant à
d'autres pays de contrôler, censurer, etc.