C'est en train de devenir une tendance, la refonte complète de
l'Internet pour faire « mieux ». Les
promoteurs (peu nombreux mais très bruyants) de cette approche se
réclament en général de l'idée de « table rase » : Internet serait
vraiment trop mal fichu, il faut le remplacer complètement. J'apprécie
l'ambition de ces projets et les idées techniques, souvent très
bonnes, de leurs participants. J'apprécie moins leur mélange
systématique (et probablement volontaire) de la recherche fondamentale
(pour la liberté qu'elle procure au chercheur) avec les applications
pratiques (qui rapportent des sous). Les secondes nécessitent de tenir
compte de l'existant (ne serait-ce que pour déployer la nouvelle
technologie) et se marient mal avec l'idée de repartir de
zéro. John Day vient de rejoindre les rangs des
raseurs de table, avec un livre et une nouvelle organisation.
Celle-ci, la Pouzin Society a tenu sa première réunion
à Boston le 7 mai. Je n'y étais pas et je n'ai
pas trouvé de compte-rendu sur le Web mais certains documents sont
distribués
(l'adresse est bizarre mais c'est parce que le site original ne permet
pas de faire des liens directs vers une page, en raison de leur
utilisation des frames ;
comme quoi, on peut parfaitement vouloir refaire le mécanisme de
nommage et d'adressage de l'Internet et être complètement ignorant de
l'utilisation pratique des URL, les adresses Web...).
Plusieurs noms connus apparaissent dans l'annuaire de la Pouzin
Society comme Louis Pouzin ou Mike
O'Dell (auteur du et de quelques autres)
mais seul John Day (auteur des , et quelques autres) semble réellement
actif (les autres n'ont rien publié de technique
depuis longtemps).
Parmi les papiers de Day que j'ai lus (je ne me suis pas encore attaqué à
son récent livre, Patterns in Network Architecture: A Return
to Fundamentals), le plus intéressant est "Networking
is IPC": A Guiding Principle to a Better Internet qui
explique les bases de ses idées.
Elles sont très intéressantes. Par exemple,
sa proposition sur le nommage et l'adressage n'utilise que des
noms (les adresses sont reléguées à des couches très basses) et donc
« son » Internet dépendrait du DNS encore plus
que l'actuel. Cette proposition que les
applications ne manipulent que les noms a déjà été faite dans le
contexte de la migration vers IPv6 (il est en effet tout à fait
anormal qu'il faille « porter » les applications vers IPv6 alors que
l'écrasante majorité des applications se moque pas mal du protocole de
couche 3 qui est utilisé ; cette obligation du portage est un effet
néfaste de l'API « sockets »).
Mais le problème n'est pas dans l'architecture qu'il propose (on
repartirait vraiment de zéro, elle
serait certainement à considérer) mais dans le fait qu'il fait de la
recherche fondamentale (idées novatrices, pas de souci de l'existant,
pas de plan de transition) tout en prétendant, pour les journalistes
et les financeurs, faire de la recherche appliquée, ayant des chances
d'être déployée relativement rapidement. Day est très radical car il
ne veut pas seulement refaire l'Internet en partant de zéro, mais il
impose aussi de réécrire toutes les applications réseau.
Mais il y a aussi d'autres problèmes comme les conséquences politiques
de ses choix. L'Internet de Day est un Internet à autorisation
préalable indispensable, pour toute fonction. Albanel va adorer ! En
outre, Day se vante (section 6.6 de son article)
d'empêcher toute transparence
du réseau et de permettre aux FAI de
s'insérer dans les communications.
Enfin, comme pas mal de chercheurs en recherche... de subventions, Day
utilise des procédés à la limite de l'honnêteté intellectuelle. Par
exemple, il explique dans la section 6.5 de « Networking is IPC » que
sa proposition supprime le « kludge of NAT » alors que ce n'est qu'un
changement de terminologie, sa proposition est au contraire de
généraliser le NAT en faisant de toutes les adresses des adresses
privées. Il utilise la même rhétorique pour expliquer que sa
proposition supprime le kludge des firewalls.
Parmi les autres papiers, Why
Loc/Id Split Isn't the Answer est supposé être une
critique de la technique de la séparation du
localisateur et de l'identificateur. Mais il n'a pratiquement
aucun contenu technique. Présenté sous forme d'un dialogue entre Day
et un utilisateur naïf, c'est juste une longue complainte contre le
monde injuste qui n'a pas voulu reconnaitre les qualités de Day. Comme
le découvre petit à petit l'utilisateur, Day avait toujours raison
sur tout depuis les débuts de l'Arpanet mais ni
l'ISO, ni l'IETF n'ont
voulu l'écouter. Pathétique.
Quant à The
Fundamentals of Naming, c'est un essai intéressant de
mettre au point une terminologie solide pour parler des
réseaux (« A name is a unique string, N, in some alphabet, A, that
unambiguously denotes some object... »). Effort louable (combien d'électrons ont été secoués en vain
pour faire circuler des messages polémiques sur des notions comme les
noms et les
adresses
sans que ceux-ci aient été définis d'une manière standard ?) mais
probablement irréaliste, le vocabulaire suit en général la technique
qui l'utilise, pas le contraire. Au moins, contrairement au précédent, ce texte est
dénué d'affirmations cassantes comme quoi le reste du monde serait composé uniquement de crétins.
Est-ce que l'innovation dans les réseaux informatiques est vraiment
condamnée à n'être utilisée que par des vieilles gloires qui cherchent
à se recaser, des trolls,
ou des journalistes en mal de
sensationnel ? Évidemment non, et une telle innovation demeure
toujours aussi nécessaire. L'Internet d'aujourd'hui n'est pas la
réalisation ultime de l'humanité et des percées formidables se
produiront certainement un jour. Mais les vrais chercheurs, ceux
qui inventent les réseaux de demain, sont trop occupés à spécifier des
protocoles et à les mettre en œuvre pour s'occuper de leur promotion...