C'est une banalité que de choisir le
conteneur comme symbole de la
mondialisation. Mais comment en est-on arrivé là ? Qui a inventé le
conteneur et pourquoi ? Comment s'est-il imposé ? Je trouve que Marc
Levinson a fait un excellent travail d'histoire de la
conteneurisation dans ce gros livre.
Donc, le conteneur, c'est la grosse boîte
en acier qu'on voit déborder sur le pont des navires. Permettant d'abaisser
le coût de transport international jusqu'au point qu'il devient
souvent négligeable, le conteneur a permis aux baskets fabriquées au
Viêt Nam, aux T-shirts du Bangladesh et aux téléphones montés en
Chine d'arriver partout dans le monde. Plus besoin de mettre les
usines près des futurs clients, on peut les installer là où les
travaileurs ne sont pas syndiqués et donc pas chers. Mais malgré son
rôle économique crucial, le conteneur ne fait pas rêver. On écrit
plein de livres sur les avions, sur les bateaux, sur de nombreuses
machines, mais pas sur cette grosse boîte disgracieuse, peinte de
couleurs vulgaires, qu'est le conteneur. C'est là que Marc Levinson
est intervenu pour écrire ce livre touffu et très
détaillé. (L'original est en anglais mais j'ai lu la traduction en
français.)
Levinson retrace l'histoire du conteneur, en insistant sur le
rôle de Malcom McLean, qui n'est pas
« l'inventeur » du conteneur (comme beaucoup d'inventions, le
conteneur a de nombreux pères), mais celui qui l'a promu et
développé depuis le début. L'histoire de l'homme seul luttant contre
les conservatismes pour révolutionner le transport de marchandises
aurait pu être fait en style « légende étatsunienne » classique,
avec le courageux entrepreneur qui, parti de rien, devient riche par
son travail personnel, mais, heureusement, Levinson ne donne pas
dans ce travers. Il explique bien le rôle de McLean, mais aussi ses
erreurs et ses défauts, et le rôle de nombreuses autres
personnes.
C'est que le conteneur a eu une histoire difficile. Il n'y a que
dans les légendes que l'inventeur conçoit un objet et qu'après de
courtes difficultés initiales, l'objet conquiert le monde par la
seule force de ses qualités intrinsèques. En fait, le conteneur ne
s'est pas imposé tout de suite. Il a rencontré de nombreuses
difficultés, du conservatisme des acteurs déjà installés aux
problèmes politiques et légaux, en passant par la difficulté
d'adapter toute la chaîne du transport. Sans oublier des problèmes
techniques bien concrets, pour faire une boîte solide, mais pas
chère et facile à manipuler.
Levinson ne cache pas que l'effondrement des coûts du transport
international n'est pas uniquement dû au conteneur, objet
magique. Il a fallu refaire toute la logistique, et cela a pris de
nombreuses années. En cela, ce livre est un excellent modèle
d'analyse d'un système socio-technique. Contrairement à beaucoup
d'études sur un objet technique, celle-ci ne considère pas le
conteneur comme isolé, mais bien comme un des maillons d'un système
complexe. Avec le recul, on dit que c'est le conteneur, par la
baisse des coûts qu'il a engendrée, qui a permis l'actuelle
mondialisation. Mais pendant de nombreuses années, il fallait
vraiment avoir la foi, le conteneur coûtait aussi cher, voire plus
cher que les systèmes qu'il voulait remplacer. Et il fallait remplir
cette grosse boîte, pour qu'elle ne voyage pas à moitié vide et
cela au retour comme à l'aller. C'est seulement quand tout le
système socio-technique du transport s'est adapté à ces exigences
que les coûts ont réellement baissé. En attendant, il a fallu
financer l'adaptation des bateaux et des ports à ce nouvel objet et,
contrairement à la légende des entrepreneurs privés qui risquent
leur argent et, si ça marche, en retirent des bénéfices bien
mérités, ici, une bonne partie des ports et même des navires ont été
financés pendant des années par l'argent public, McLean ayant réussi
à convaincre beaucoup de monde que l'avenir était au
conteneur. C'est d'ailleurs la guerre du Viêt Nam qui a marqué le vrai décollage
du conteneur, vu les énormes besoins en matériel de l'armée
étatsunienne et l'argent dont elle disposait.
Comme tous les changements socio-techniques, le conteneur a fait
des gagnants et des perdants. Levinson ne joue pas la partition de
la « mondialisation heureuse » et analyse qui a gagné et qui a
perdu. Parmi les perdants, les marins : la rapidité de chargement et
de déchargement, un des buts de la conteneurisation, a réduit à
quelques heures la durée des escales. On ne voit plus du pays quand
on est marin, seulement les gigantesques terminaux à conteneurs,
toujours situés, vu leur taille, très loin de la ville,
contrairement au port traditionnel. Toujours parmi les perdants, les
dockers, le but du conteneur étant entre
autres de nécessiter moins de personnel pour charger et décharger
les bateaux. Les pages consacrées aux questions sociales sont très
intéressantes, mais le livre est évidemment très centré sur les
États-Unis et ce pays présente quelques
particularités, comme les liens de certains
syndicats avec le crime organisé (même si
l'auteur note que le film Sur les quais n'est
pas toujours réaliste), ou comme la concurrence entre syndicats
(celui des dockers et celui des camionnneurs qui s'allient chacun
avec son patronat, contre l'autre syndicat…)
Mais les principaux perdants n'ont pas forcément été du côté des
professionnels du transport maritime : ce sont tous les travailleurs
qui se trouvent désormais en compétition avec des pays sans lois
sociales, sans syndicats, sans droit du travail.
La normalisation est un sujet peu abordé
dans les analyses des systèmes socio-techniques mais, ici, elle a la
place qu'elle mérite. Le conteneur n'est en effet intéressant que si
n'importe quel navire, train ou camion peut l'embarquer. Cela
nécessite une normalisation de la taille, des caractéristiques
physiques (résistance à l'écrasement) et du système de verrouillage
des conteneurs. C'est un des meilleurs chapitres du livre,
introduisant le lecteur à ce monde feutré des négociations autour de
la normalisation, sachant que des détails apparemment sans
importance, comme la largeur exacte du conteneur, peuvent faire
perdre beaucoup d'argent aux premiers investisseurs, qui risquent de
devoir refaire leurs ports et leurs navires, si la taille
initialement retenue n'est pas celle choisie par ces premiers
arrivés. Et les décisions de normalisation ne sont pas purement
arbitraires, la technique a son mot à dire, par exemple sur le
système de verrouillage (sinon, on perd
des conteneurs en mer.)
Pour résumer, c'est un très bon exemple d'analyse
socio-technique, à lire même si vous ne travaillez pas dans le
domaine du transport de marchandises. On voudrait que tous les
systèmes socio-techniques complexes fassent l'objet d'aussi bonnes
synthèses.
Et de jolies photos de conteneurs, prises à l'exposition
Playmobil à Calais :
(Version en taille originale.)
(Version en taille originale.)