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Quelles conséquences si les câbles avec les USA étaient coupés ?

Première rédaction de cet article le 13 mars 2022


Une vidéo au titre sensationnaliste, « La Russie peut-elle couper le réseau internet en France et en Europe en s'attaquant aux câbles sous-marins ? » a été publiée par France Info hier. Ce titre montre une incompréhension sérieuse de ce qu'est l'Internet. Couper les câbles est une chose. Couper l'Internet une autre. Ce n'est pas parce qu'on ne peut plus communiquer avec les USA qu'on n'a plus d'Internet. Quelques explications.

Cette vidéo (depuis complétée par un article de même contenu) fait partie des classiques productions médiatiques qui jouent sur la peur « La menace est observée par Orange France et jugée "crédible" par la Marine Nationale ». (Un autre exemple, quoique un peu moins sensationnaliste est dans un article de The Conversation.) Mais elle est erronée à plusieurs niveaux.

Commençons par le risque d'une attaque de la Russie contre les câbles sous-marins. Comme je ne passe pas sur C8 avec le titre « expert en tout », je ne vais pas jouer au spécialiste militaire. Je ne saurais donc pas évaluer ce risque. Ce ne sont évidemment pas les scrupules moraux ou légaux qui arrêteront Poutine qui, en Tchétchénie, en Syrie ou en Ukraine, bombarde les hôpitaux et massacre les civils. La réalisation concrète, par contre, est plus difficile mais admettons. Plaçons-nous dans l'hypothèse que les Russes ont coupé tous les câbles sous-marins qui relient la France et l'Europe aux États-Unis. Que se passerait-il ?

Certaines personnes ont surtout fait porter leur critique de cette vidéo en mettant l'accent sur la possibilité d'un re-routage des communications par d'autres endroits (via l'Asie et le Pacifique, par exemple ou alors par des liaisons satellite). Certes, les protocoles de routage, comme BGP, sont conçus pour cela (c'est la jolie histoire de l'Internet conçu pour résister à une guerre nucléaire). Mais il n'est pas sûr que la capacité disponible soit suffisante (pour les satellites, il est sûr qu'elle ne l'est pas). Je vais donc supposer, pour le reste de la discussion, qu'il n'y a pas d'alternative disponible : les États-Unis sont injoignables.

Quelles seraient les conséquences ? FranceInfo dit sans hésiter que ce serait une coupure de l'Internet. Mais ils confondent le point de vue de M. Toutlemonde chez lui qui, quand sa fibre est coupée, est effectivement déconnecté de l'Internet, avec la situation d'un pays ou a fortiori d'un continent comme l'Europe. Pour un pays ou un continent, l'Internet n'est pas un service auquel on se connecte. C'est une interconnexion de réseaux qui ont du trafic externe mais aussi du trafic interne. Une grande partie des flux de données en Europe reste en Europe et ne serait pas affectée par une coupure d'avec les États-Unis. L'Europe est en effet largement autonome. (La vidéo donne le chiffre, non sourcé et invraisemblable, de 80 % du trafic qui serait avec les USA. Compte tenu de la capacité des liens européens, il en faudrait des câbles sous-marins si 80 % du trafic traversait l'océan.)

Le cas relativement favorable de l'Europe est assez rare ; beaucoup de pays dans le reste du monde n'ont pas de liaison même avec leurs voisins immédiats, et doivent passer par les USA. Parfois, ce sont les FAI d'un même pays qui n'ont pas de liaison locale et doivent passer par Miami ou New York, pour des communications purement nationales. C'est pour cela que le cas vietnamien cité par la vidéo n'est pas pertinent pour l'analyse de la situation européenne.

Donc, en cas de coupure transatlantique, les Européens pourraient continuer à communiquer. Bien sûr, ils ne pourraient pas échanger avec les étatsuniens, donc une telle coupure serait très gênante, mais ce ne serait pas une « coupure de l'Internet ».

Cette relative autonomie de l'Internet en Europe est due au fait que les infrastructures de base, aussi bien l'interconnexion (via par exemple les points d'échange) que le DNS (via l'hébergement de nombreuses instances des serveurs racine) sont disponibles en Europe. Un pays qui n'aurait pas ces infrastructures aurait certainement bien davantage de problèmes.

Arrivé là, certains me disent « mais on n'aurait plus accès à Google donc ce serait bien la fin de l'Internet ». C'est évidemment une vision incorrecte de l'Internet ; l'Internet est un réseau, pas un service et tout ne passe pas par Google. Mais analysons cette objection.

D'abord, en cas de coupure totale de la liaison avec les USA, il n'est pas du tout sûr que des services comme Google Search ou YouTube soient inaccessibles. Google connait son métier et il est probable que ces services soient capables de fonctionner sans traverser l'Atlantique (ce qui, de toute façon, aurait entrainé une latence insupportable à l'utilisateur). À lire certaines discussions sur les réseaux sociaux, on a l'impression que certains croient que YouTube est une machine située aux USA et que toutes les requêtes doivent passer par elle ! Il s'agit en fait d'un très grand nombre de serveurs répartis sur toute la planète. (Même ce modeste blog est sur deux machines, situées des deux côtés de l'Atlantique.) Bien sûr, il existe peut-être des dépendances cachées, par exemple ces serveurs contactent de temps en temps leur maitre aux États-Unis et, s'ils n'y arrivent pas, peut-être cessent-ils de fonctionner. On ne le sait pas, et Google ne communique pas sur ce sujet. Mon estimation est que ce n'est pas le cas et que ces serveurs peuvent fonctionner seuls pendant un certain temps.

Bon, ça, c'était Google, une entreprise sérieuse et qui sait ce qu'elle fait. Mais un certain nombre de services disponibles via l'Internet ne sont pas gérés par des entreprises sérieuses. Entrainés entre autres par le terme marketing de serverless, des services dépendent de services extérieurs et ne font pas forcément attention à ces dépendances, qu'ils découvrent seulement lors des pannes. Donc, en cas de coupure de la liaison transatlantique, il est certain qu'il y aura un certain nombre de services supposés européens qui, en raison d'une dépendance mal analysée vis-à-vis de quelque chose hébergé chez une région étatsunienne d'AWS auront des problèmes. En théorie, les services sérieux ont des plans pour résister aux problèmes (les PCA) et d'autres pour se redresser en cas de panne (les PRA). Mais ces plans sont souvent purement théoriques et n'ont jamais été testés. Donc, oui, là, une coupure des câbles transatlantiques aura des conséquences en cascade pour certains, les moins préparés.

Cette discussion sur les services ne portait que sur les services à administration centralisée, les plus vulnérables. Les services pair-à-pair sont évidemment plus robustes mais, en pratique, ils sont peu nombreux, en partie en raison de la lutte menée contre eux par les ayant-droits et les États, au détriment de la robustesse (comme on l'a vu pendant le confinement de 2020).

Voilà, nous avons vu que la vidéo de FranceInfo était très décalée par rapport à la réalité. Toutefois, le risque d'une action contre les câbles sous-marins peut être une bonne occasion de réfléchir aux dépendances plus ou moins visibles de nos outils numériques et à travailler à s'en affranchir, et éventuellement à changer nos usages (nul besoin d'un moteur de recherche pour aller sur le site Web de son employeur, comme le font tant de gens). La dépendance n'est pas une fatalité ou une loi physique, elle dépend de choix, qu'on peut changer.

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