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Fiche de lecture : L'invention du fact-checking

Auteur(s) du livre : Pascal Froissart
Éditeur : PUF
978-2-13-084728-1
Publié en 2024
Première rédaction de cet article le 11 juin 2025


C'est un passionnant livre d'histoire de la communication et des médias que le résultat de la recherche menée par l'auteur sur la rubrique « La clinique des rumeurs », publiée par le Boston Herald pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ce premier essai de fact-checking, comme on ne disait pas encore à l'époque, posait déjà toutes les questions liées à la vérification des informations, et à l'attitude à avoir face à la propagande de l'adversaire.

Le contexte est rude : les États-Unis sont en guerre. On fait des recherches actives sur les meilleurs moyens de propagande (cf. le livre « Le cercle démocratique »). Le pays est divisé (les relais de la propagande nazie comme Lindbergh s'exprimaient encore librement il y a peu), le racisme est fort et limite l'enthousiasme de certains à combattre. La guerre est un terrain fertile pour la paranoïa. On voit des espions partout et certains estiment que l'Axe pourrait sérieusement affaiblir ses ennemis en lançant des rumeurs. Un groupe de gens a l'idée de créer une rubrique dans un journal peu connu, le Boston Herald, et la baptise Rumor clinic, opération qui aura un certain succès et suscitera des imitateurs. Chaque article suit le plan {exposition d'une rumeur, démenti officiel}. Par exemple, une rumeur dit que des milliers de cadavres de marins étatsuniens ont été retrouvé sur une plage de Long Island, victimes des sous-marins allemands. Une autre que le sang donné par les citoyens noirs pour les hôpitaux militaires faisait que, une fois donné à des soldats blancs blessés, les receveurs auraient des enfants noirs. L'auteur du livre a épluché les numéros du journal et retrace l'histoire de cette « clinique des rumeurs » et des innombrables débats qui ont accompagné cette expérience, avant que la « clinique » ne soit fermée, avant même la fin de la guerre, victime de ses propres défauts et de rivalités bureaucratiques entre services étatiques, certains soutenant le projet et d'autres le combattant.

Pascal Froissart n'est pas tendre avec la clinique des rumeurs (comparez avec l'article bien plus favorable de Wikipédia). Rumeurs non sourcées (peut-être même inventées par les journalistes ?), indifférence face au risque que citer une rumeur pourrait lui donner de l'importance, vérification des faits limitée à citer des autorités, souvent militaires (pas la source la plus fiable pendant une guerre !), zéro enquête journalistique, appels à la vigilance citoyenne, malgré le risque que cela tourne à la chasse aux sorcières (surtout quand on sait ce qui s'est produit après la guerre…), vision binaire des faits (il n'y a que le mensonge et la vérité et rien entre les deux), absence de recherche sérieuse sur le phénomène social de la rumeur (bien qu'un des plus ardents promoteurs du projet soit un chercheur en psychologie). Ces défauts sont d'ailleurs toujours d'actualité dans certains discours anti « fake news », qui considèrent que seule la parole officielle est valable et que la vérité est forcément binaire.

On croise dans ce livre de nombreux personnages fascinants, dont le rôle réel était souvent masqué par le brouillard de la propagande. Ainsi, je ne connaissais pas la journaliste et militante antiraciste Frances Sweeney dont l'auteur estime qu'elle n'a pas eu de rôle réel dans la clinique des rumeurs.

Je divulgâche : on ne sait pas réellement si ces rumeurs étaient organisées par l'Axe. La clinique des rumeurs donnait souvent dans le complotisme, affirmant que tout propagateur de rumeur était un agent ennemi, et cela s'étendait aux ouvrières dénonçant les profits des industries de l'armement. Mais cela n'a jamais été prouvé. De façon amusante, l'OSS a recruté un ancien de la clinique des rumeurs pour aller propager des rumeurs chez l'ennemi (avec un succès mitigé).

Une lecture passionnante et très utile, dans un monde où les guerres et les menaces de guerre servent souvent, comme d'habitude, à faire taire les voix dissidentes, et où le mensonge est largement propagé, aussi bien par le ridicule complotiste de comptoir que par le président des États-Unis.

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