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Faut-il supprimer des centres de données ?

Première rédaction de cet article le 4 septembre 2023


Le premier septembre, le journal Libération a publié une tribune (non publique, donc je ne mets pas de lien) réclamant des mesures drastiques contre les centres de données, tribune notamment illustrée par le cas de Marseille. Faut-il donc de telles mesures ?

La tribune était signée de Sébastien Barles, adjoint au maire de Marseille, délégué à la transition écologique. Elle n'est accessible qu'aux abonnés mais Grégory Colpart en a fait une copie (et hébergée dans un centre de données marseillais). Donc, je me base sur cette copie.

Que demande la tribune ? Un moratoire sur la construction de centres de données, une taxe proportionnelle au volume de données stockées, et des obligations d'alimentation électrique en énergie renouvelable. Il y a des arguments écologiques (la consommation éléctrique de ces centres) et économiques (peu de créations d'emplois).

Le principal problème de cette tribune est qu'à la lire, on a l'impression que les centres de données ne servent à rien, qu'ils ne sont qu'une source de nuisances. Bien sûr, ils ont un impact écologique, électrique, urbanistique, etc, mais c'est le cas de toutes les activités humaines. Ne pointer que les aspects négatifs est facile mais esquive la question « est-ce que les avantages l'emportent sur les inconvénients ? » Il est amusant de voir la tribune réclamer plutôt de « l'industrie manufacturière », industrie qui n'est pas spécialement verte ni plus agréable pour les voisins. Cette industrie manufacturière, comme les centres de données, a un impact. Au passage, le serveur Web de Libération, choisi par l'auteur pour publier sa tribune, n'est pas hébergé dans un joli nuage tout propre, il est aussi dans un centre de données, ce qui illustre leur utilité.

On ne peut donc pas se contenter de dire qu'il faut moins de centres de données, il faut aussi préciser quels services seront abandonnés. Si les centres de données existent, c'est parce qu'ils hébergent des usages que certains jugent utiles. Si Sébastien Barles veut réduire leur nombre, il devrait lister les usages à supprimer ou limiter. Il y a plein de pistes à ce sujet (la publicité, le sport-spectacle…) mais l'auteur de la tribune n'en mentionne aucun. Prudence politicienne classique : dénoncer des consommations excessives sans dire lesquelles permet de ne se fâcher avec personne.

Ainsi, la tribune dit que « il est prévu qu'en 2030, les data centers consommeront 13 % de l'électricité mondiale » mais ce chiffre, pris isolément, n'a aucun intérêt. Évidemment que les centres de données informatiques consomment davantage d'électricité qu'en 1950 et évidemment aussi qu'ils consomment plus qu'en 2000 : les usages du numérique ont beaucoup augmenté, et ce n'est pas un problème. (Il y a aussi un biais de statistiques : lorsqu'une entreprise migre sa salle des machines interne vers un centre de données d'un fournisseur public comme OVH, la consommation électrique ne change pas, mais la tranche « centre de données » augmente.)

Donc, les centres de données sont utiles (mon article que vous lisez en ce moment est hébergé dans un tel centre, quoique loin de Marseille). Il existe bien des alternatives (par exemple un hébergement dans ses locaux) mais elles n'ont pas moins d'impact (un serveur chez soi consomme autant, voire plus, car il est moins optimisé et moins efficace, que les machines des centres de données). On peut et on doit diminuer l'empreinte environnementale de ces centres (ce que font déjà les hébergeurs, pas forcément par conscience écologique, mais pour réduire leur importante facture électrique) mais chercher à réduire leur nombre, comme le fait cette tribune, revient à diminuer l'utilisation du numérique. C'est un discours classique chez les politiciens conservateurs et les médias (« c'était mieux avant ») mais il n'en est pas moins agaçant. (Et il est surtout motivé par le regret que le numérique leur a retiré leur monopole de la parole publique.)

Concernant le projet de taxe proportionnelle à la quantité de données stockées, il faut noter qu'il repose sur une idée fausse, déjà démolie beaucoup de fois, comme quoi la consommation serait proportionnelle au nombre d'octets.

Ensuite, cette tribune pose un gros problème sur la forme. Son auteur abuse de trucs rhétoriques pour diaboliser les centres de données. Il parle d'industrie « prédatrice » (comme si les centres de données arrivaient la nuit et rasaient les terrains pour s'y installer sans autorisation), de chiffres qui « donnent le vertige » (« la consommation de 600 000 habitants » alors que les centres de données installés à Marseille servent bien plus que 600 000 personnes, vu l'importance de cette ville), et il se permet même de parler de « colonisation », une boursouflure rhétorique scandaleuse, quand on pense à ce qu'était vraiment la colonisation, avec son cortège de massacres.

En parlant de la forme de cette tribune, on peut aussi s'étonner du fait qu'elle ne soit pas publique. Logiquement, quand on expose ses idées politiques, on cherche à toucher le plus de monde possible. Ici, au contraire, l'auteur de la tribune se restreint. Pourquoi n'avoir pas mis cette tribune sur son blog ? Ou celui de son parti ? Ou sur une des millions de solutions d'hébergement (par exemple, mais ce n'est qu'un exemple, WriteFreely) ? Probablement parce que les politiciens traditionnels croient que la publication dans un média classique lui donne une légitimité plus forte (c'est faux : les tribunes ne sont pas écrites par les journalistes, ni vérifiées par la rédaction).

Revenons au fond de la tribune. Elle reproche aux centres de données de ne pas être créateurs d'emplois. Là, on rentre dans un sérieux problème politique : le but de l'activité économique n'est pas de créer des emplois, c'est de produire des biens et des services utiles. Si on voulait juste créer des emplois, on supprimerait les machines et on travaillerait à la main partout, ce qu'évidemment personne ne souhaite. Il faut agir pour la réduction du temps de travail, permise, entre autres, par le numérique, et pas pour donner davantage de travail aux gens.

Dernier point, la tribune parle de « nombreux privilèges » des centres de données mais n'en cite qu'un, « l'abattement sur le prix d'achat de l'électricité ». J'avoue ne pas être spécialiste des prix de l'électricité, mais, bien sûr, il n'y a aucune raison de faire des prix particuliers pour les centres de données, par rapport aux autres activités économiques. Simplement, je n'ai pas vérifié ce point (voyez les notes de Jérôme Nicolle). Quelqu'un a des informations fiables à ce sujet ? (Je lis l'article 266 quinquies C du code des douanes mais il semble abrogé.)

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