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Qui contrôle votre ordiphone et qui devrait avoir ce pouvoir ?

Première rédaction de cet article le 10 mai 2020


Le débat sur le contrôle des ordiphones est ancien mais a récemment repris de l'importance en France lors de la discussion sur une éventuelle application de suivi des contacts pour l'épidémie de COVID-19. En effet, les systèmes d'exploitation les plus répandus sur ordiphone ne permettent pas certaines fonctions qu'un projet d'application voulait utiliser. D'où la discussion « qui doit décider d'autoriser ou pas telle fonction de l'appareil ? »

Dans ce cas précis, le problème portait sur le Bluetooth et plus précisément sur son activation permanente par une application, même quand elle est en arrière-plan sur l'ordiphone. Le système d'exploitation d'Apple, iOS (mais, apparemment, également son concurrent Android) ne permet pas cela. Bluetooth est en effet très dangereux pour la sécurité, permettant à tout appareil proche de parler avec le vôtre, et surtout pour la vie privée. Compte tenu de l'attitude des commerçants vis-à-vis de la vie privée, des scénarios de type « Black Mirror » seraient possibles, si les applications pouvaient laisser le Bluetooth fonctionner discrètement, par exemple de la surveillance de clients dans un magasin, pour identifier les acheteurs potentiels. Il est donc tout à fait normal qu'iOS ne permette pas cela. C'est aussi pour cela que l'ANSSI recommande, à juste titre, « Les interfaces sans-fil (Bluetooth et WiFi) ou sans contact (NFC par exemple) doivent être désactivées lorsqu’elles ne sont pas utilisées ».

OK, dans ce cas bien précis, Apple a raison. Mais généralisons un peu le problème : qu'ils aient raison ou pas, est-ce normal qu'une entreprise privée étatsunienne prenne ce genre de décisions ? Et, si ce n'est pas Apple ou Google (qui gère Android), alors qui ?

La question est importante : la technique n'est pas neutre, les auteurs de logiciel (ici, Google et Apple) ont un pouvoir. En effet, une très grande partie des activités humaines passe par des équipements informatiques. Ces équipements déterminent ce qu'on peut faire ou ne pas faire, particulièrement sur les ordiphones, des engins beaucoup plus fermés et contrôlés par les auteurs de logiciel que les traditionnels ordinateurs. Même quand le logiciel n'impose pas et n'interdit pas, il facilite, ou au contraire il décourage telle ou telle utilisation, exerçant ainsi un réel pouvoir, même s'il n'est pas toujours très apparent. Mais, justement, dans le cas de l'application de suivi de contacts, ce pouvoir se manifeste plus nettement. On peut taper du poing sur la table, crier que c'est intolérable, si Apple et Google ne bougent pas, on ne peut rien faire. Notez que c'est une simple constatation que je fais ici : Apple et Google ont du pouvoir, indépendamment de si on pense qu'ils exercent ce pouvoir correctement ou pas. (Ici, j'ai déjà dit qu'Apple avait tout à fait raison et que leur demander de diminuer la sécurité de leur système - déjà basse - était une mauvaise idée.) Je ne vais pas développer davantage cette question de la neutralité de la technique, et du pouvoir des auteurs du logiciel, j'en ai déjà parlé dans mon livre (p. 148 et 97 de l'édition papier, respectivement).

Le problème du pouvoir d'Apple et Google sur ces machines, je l'ai dit au début, est perçu depuis un certain temps. L'ARCEP en a fait le thème d'une campagne sur la nécessaire « neutralité des terminaux », terme malheureux car un logiciel n'est jamais neutre, il fait des choix (ou, plus exactement, l'organisation qui écrit le logiciel fait des choix). L'ARCEP semble d'ailleurs depuis préférer une meilleure terminologie, parlant par exemple d'ouverture des terminaux. Une autre raison qui fait que le concept de « neutralité des terminaux » est contestable est qu'il est un peu trop évident qu'il s'agit de faire référence à la neutralité de l'Internet, une question assez différente. En effet, il est normalement bien plus facile de changer de machine et de logiciel que de FAI. Vraiment ? C'est que d'un autre côté, le choix est parfois plus théorique que réel. Ainsi, pour les ordiphones, le matériel impose souvent le choix d'un et d'un seul système d'exploitation, avec différents moyens techniques de rendre difficile le changement de ce système, ce qui est une entrave anormale à la liberté de l'utilisateur. J'y reviendrai.

Mais, d'abord, revenons à la souveraineté. Faut-il une solution « souveraine », par exemple un système d'exploitation français sur ces ordiphones, qui suivrait alors les ordres du gouvernement français ? Avant de considérer si ce serait une bonne idée ou pas, est-ce réaliste ? Clairement non, mais j'ai déjà détaillé cette question dans mon article sur le défunt projet « OS souverain ». À défaut de développer un système souverain, serait-il possible, en remuant suffisamment d'air, de contraindre Google et Apple à obtempérer ? Ces entreprises n'ont pas de morale, leur but est de gagner de l'argent et leur décision finale dépendrait simplement de si elles estiment préférable, pour leur cours en Bourse, d'obéir ou au contraire de jouer les vertueux résistants. Disons que cela va dépendre de l'importance du gouvernement qui demande…

Mais, outre, cette question de réalisme, il y a un problème politique bien plus fondamental : la souveraineté de qui ? La souveraineté n'est pas un but en soi, c'est normalement le moyen de prendre des décisions qui correspondent à nos intérêts et pas à ceux de Google et d'Apple. Mais qui est le « nous » ? L'État ? Le citoyen ? (Notez au passage que tous les citoyens ne sont pas d'accord entre eux…) L'entreprise nationale ? Un système d'exploitation contrôlé par Orange et Thales serait-il meilleur que s'il était contrôlé par Google et Apple ? J'en doute. Et c'est pour cela que je ne suis pas très enthousiaste en lisant les discours souverainistes, qui ne parlent en général jamais des décisions qui seront prises, uniquement du fait qu'elles seront « souveraines ».

Bon, maintenant, assez râlé, qu'est-ce que je propose ? Certainement pas de lancer le Nième grand projet national de développement d'un système souverain, projet qui finira soit en échec gaspilleur soit, pire, en un autre système fermé ne laissant aucune souveraineté aux citoyens et citoyennes. L'important est au contraire d'ouvrir le choix. Il ne s'agit pas de n'avoir le choix qu'entre deux systèmes privateurs mais au contraire de faire en sorte que les utilisateurs et utilisatrices d'ordiphones (et d'ordinateurs tout court, d'ailleurs) aient accès à plusieurs choix possibles. Un monopole de Capgemini ne serait pas meilleur qu'un monopole de Google ! Le pluralisme est en effet la meilleure garantie contre les abus du pouvoir. Si les auteurs d'un système d'exploitation tentent d'abuser de leur pouvoir, on peut espérer que les autres suivront un chemin différent. Notez que le fait d'avoir des systèmes d'exploitation différents est une condition nécessaire mais pas suffisante. Il faut aussi :

  • Que les systèmes offrent un réel choix. Actuellement, le duopole Apple+Google leur permet trop facilement de s'entendre sur tel ou tel choix.
  • Que le matériel permette de changer réellement de système d'exploitation, au contraire de la plupart des ordiphones d'aujourd'hui, verrouillés contre toute installation d'un système alternatif. Le problème n'est pas seulement Apple+Google : les fabricants de matériel, ainsi que les opérateurs téléphoniques qui distribuent des ordiphones, ont également une part de responsabilité.
  • Que les systèmes d'exploitation en question soient du logiciel libre, autrement, l'utilisateur n'aurait pas davantage de souveraineté qu'aujourd'hui, quelle que soit l'organisation qui a développé ce système.

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