Je suis Charlie

Autres trucs

Accueil

Seulement les RFC

Seulement les fiches de lecture

Mon livre « Cyberstructure »

Ève

Fiche de lecture : Technologies partout, démocratie nulle part

Auteur(s) du livre : Irénée Régnauld, Yaël Benayoun
Éditeur : FYP Éditions
978-2-36405-202-4
Publié en 2020
Première rédaction de cet article le 27 septembre 2020


La question de la démocratie face aux choix techniques est une question cruciale pour nos sociétés où la technique joue un rôle si important. À une extrémité, il y a des gens qui défendent l'idée que le peuple est vraiment trop con et qu'il faudrait le priver de tous les choix techniques. À une autre, des archaïques qui sont contre toute nouveauté par principe. Et le tout dans une grande confusion où les débats ayant une forte composante technique sont noyés dans des affirmations non étayées, voire franchement fausses, ou même carrément ridicules. Faut-il jeter l'éponge et en déduire qu'il ne pourra jamais y avoir de vrai débat démocratique sur un sujet technique ? Les auteurs de ce livre ne sont pas de cet avis et estiment qu'il est possible de traiter démocratiquement ces sujets. Reste à savoir comment, exactement.

Il y a trois parties importantes dans ce livre : une dénonciation d'une certaine propagande « pro-progrès » qui essaie de saturer l'espace de débat en répétant en boucle qu'on ne peut pas s'opposer au progrès technique, puis une analyse critique des solutions qui sont souvent proposées pour gérer de manière démocratique les débats liés aux sujets techniques, et enfin une exploration des solutions possibles dans le futur. Commençons par la première partie, c'est la plus facile et celle avec laquelle je suis le plus d'accord. En effet, les technolâtres ou techno-béats pratiquent une propagande tellement grossière qu'il serait difficile d'être en sympathie avec eux. Cette propagande avait été magnifiquement illustrée par la sortie raciste d'un président de la république qui avait estimé que tout opposant était forcément un Amish. (Et puis ce n'est pas risqué de s'en prendre à eux : les Amish ne feront pas de fatwa contre ceux qui critiquent leur religion.) Le livre donne plusieurs exemples amusants de ce discours non seulement anti-démocratique, mais également anti-politique puisqu'il prétend qu'il n'y a pas le choix, que le déploiement de telle ou telle technologie n'est tout simplement pas discutable. Les cas de tel discours « on n'arrête pas le progrès » sont innombrables, parfois matinés de « il faut rattraper notre retard » (qui semble indiquer qu'on peut arrêter le progrès, après tout, ce qu'ont hélas bien réussi les ayant-tous-les-droits avec le pair-à-pair).

En pratique, quel que soit le discours des technolâtres, il y a toujours eu des oppositions et des critiques. Mais, attention, les auteurs du livre mettent un peu tout dans le même sac. Quand des salariés travaillant dans les entrepôts d'Amazon protestent contre leurs conditions de travail, cela n'a pas grand'chose à voir avec la technique, l'Internet ou le Web : ce sont des travailleurs qui luttent contre l'exploitation, point. Le fait que leur entreprise soit considérée comme étant de la « tech » n'y change rien. De même les luddites ne luttaient pas tant contre « la machine » que contre le chômage et la misère qui allaient les frapper (le progrès technique n'étant pas toujours synonyme de progrès social). Assimiler les anti-Linky et les chauffeurs d'Uber qui demandent à être reconnus comme salariés (ce qu'ils sont, de facto), c'est mettre sous un même parapluie « anti-tech » des mouvements très différents.

À noter aussi que, paradoxalement, les auteurs traitent parfois la technique comme un être autonome, en affirmant que telle ou telle technique va avoir telles conséquences. La relation d'une technique avec la société où elle va être déployée est plus complexe que cela. La société crée telle ou telle technique, et elle va ensuite l'utiliser d'une certaine façon. La technique a sa propre logique (on ne pourra pas faire des centrales nucléaires en circuit court et gérées localement…) mais personnaliser une technique en disant qu'elle va avoir telle ou telle conséquence est dangereux car cela peut dépolitiser le débat. La voiture ne s'est pas déployée toute seule, ce sont des humains qui ont décidé, par exemple, de démanteler les lignes de chemin de fer au profit du tout-voiture.

Dans une deuxième partie, les auteurs examinent les réponses qui sont souvent données face aux critiques de la technologie. Par exemple, on entend souvent dire qu'il faut « une tech éthique ». L'adjectif « éthique » est un de ces termes flous et vagues qui sont mis à toutes les sauces. Toutes les entreprises, même les plus ignobles dans leurs pratiques, se réclament de l'éthique et ont des « chartes éthiques », des séminaires sur l'éthique, etc. Et, souvent, les discussions « éthiques » servent de rideau de fumée : on discute sans fin d'un détail « éthique » en faisant comme si tout le reste du projet ne pose aucun problème. Les auteurs citent l'exemple des panneaux publicitaires actifs qui captent les données personnelles des gens qui passent devant. Certes, il y a eu un débat sur l'éthique de ce flicage, et sur sa compatibilité avec les différentes lois qui protègent les données personnelles, mais cela a servi à esquiver le débat de fond : ces panneaux, avec leur consommation énergétique, et leur attirance qui capte l'attention de passants qui n'ont rien demandé sont-ils une bonne idée ? (Sans compter, bien sûr, l'utilité de la publicité dans son ensemble.)

Un autre exemple d'un débat éthique qui sert de distraction est celui des décisions de la voiture autonome au cas où elle doive choisir, dans la fraction de seconde précédant un accident, quelle vie mettre en danger s'il n'y a pas de solution parfaite. Les auteurs tombent d'ailleurs dans le piège, en accordant à ce problème du tramway, bien plus d'attention qu'il n'en mérite. Déjà, le problème n'existe pas pour les humains qui n'ont, en général, pas asez d'informations fiables pour peser le pour et le contre de manière rationnelle dans les instants avant l'accident. Pour cela, le problème du tramway n'est qu'une distraction de philosophe qui va le discuter gravement en prétendant qu'il réfléchit à des problèmes importants. (Comme le dit un T-shirt « I got 99 problems and the trolley problem ain't one ».) Même pour la voiture, qui a sans doute davantage d'informations que le conducteur, et peut réfléchir vite et calmement avant l'accident, dans quel cas aura-t-on vraiment un dilemme moral aussi simple et bien posé ? Discuter longuement et gravement de ce problème artificiel et irréaliste ne sert qu'à distraire des questions posées par l'utilisation de la voiture. (Je vous recommande l'excellente partie du roman « First Among Sequels » (dans la série des aventures de Thursday Next), où l'héroïne est à bord du bateau nommé « Moral Dilemma ».)

C'est également dans cette partie que les auteurs discutent le plus longuement du cas de la 5G, tarte à la crème des débats politico-techniques du moment. Je regrette que cette partie ne discute pas sérieusement les arguments présentés (à part celui de la santé, écarté à juste titre), et reprenne l'idée que la 5G va être « un sujet majeur qui engage toute la société », point de vue partagé par les partisans et les adversaires de la 5G, mais qui est contestable.

Enfin, une dernière partie du livre est consacrée aux solutions, et aux pistes pour dépasser l'injonction à déployer tout changement présenté comme « le progrès ». C'est à la fois la plus intéressante du livre et la plus délicate. Car si beaucoup de gens (comme moi) trouvent ridicule la propagande technobéate à base de blockchain digitale avec de l'IA et des startups, il y aura moins de consensus pour les solutions. D'autant plus qu'il ne s'agit pas de retourner au Moyen-Âge mais au contraire d'inventer du nouveau, sans pouvoir s'appuyer sur un passé (souvent mythifié, en prime). D'abord, les auteurs plaident pour une reprise de la confiance en soi : face à la saturation brutale du discours politique par des fausses évidences martelées en boucle (« il n'y a pas le choix », « on ne va pas retourner à la bougie quand même », « les citoyens sont trop cons pour décider »), les auteurs plaident pour une réaffirmation de l'importance mais aussi de la possibilité de la démocratie. Changer le monde est possible, la preuve, c'est déjà arrivé avant. (Un rappel que j'aime bien : la Sécurité sociale a été instaurée en France dans un pays ruiné par la guerre. Et aujourd'hui, alors que la guerre est loin et qu'on a fait d'innombrables progrès techniques depuis, elle ne serait plus réaliste ?).

Ensuite, il faut débattre des technologies et de leur intérêt. Il ne s'agit pas de tout refuser par principe (ce qui serait intellectuellement plus simple) mais de pouvoir utiliser son intelligence à dire « ça, OK, ça, j'hésite et ça je n'en veux pas ». Les auteurs estiment qu'il faut évaluer si une nouvelle technologie, par exemple, va favoriser les tendances autoritaires ou au contraire la démocratie.

Et, là, c'est un problème. Car les conséquences du déploiement d'une technologie sont souvent surprenantes, y compris pour leurs auteurs. Et elles varient dans le temps. Il n'est pas sûr du tout que des débats effectués avant le déploiement de l'Internet, par exemple, aient prévu ce qui allait se produire, d'autant plus que rien n'est écrit d'avance : le Facebook d'aujourd'hui, par exemple, n'était pas en germe dans l'Internet des années 1980.

Les auteurs mettent en avant l'expériences des « conférences citoyennes », où on rassemble un certain nombre de citoyens autour d'une thématique précise. Dans certains cas, ces citoyens sont tirés au sort. Si ce principe peut faire ricaner bêtement, il a l'avantage que les personnes choisies ont la possibilité d'apprendre sur le sujet traité.

En effet, je pense qu'une des principales limites de la démocratie représentative est le fait qu'il y a le même droit de vote pour la personne qui a pris le temps de se renseigner sur un sujet, de discuter et d'apprendre, que pour la personne qui n'a même pas vu une vidéo YouTube sur le sujet. Cette limite est particulièrement gênante dans le cas des questions ayant une forte composante technique. C'est pour cela que des sondages comme « pensez-vous que la chloroquine soit efficace contre la Covid-19 ? » (un tel sondage a bien eu lieu…) sont absurdes, pas tant parce que les sondés ne sont pas médecins que parce qu'on n'avait aucune information sur les efforts qu'ils avaient fait pour apprendre. Une décision, ou même simplement une discussion, sur un sujet technique, nécessite en effet, pas forcément d'être professionnel du métier (ce serait verser dans la technocratie) mais au moins qu'on a acquis des connaissances sur le sujet. Il me semble que cette exigence de savoir, très importante, est absente de ce livre. Ce manque de connaissances de base se paie lourdement, par exemple dans les débats sur la 5G, où on lit vraiment n'importe quoi (dans les deux camps, d'ailleurs). Je précise d'ailleurs qu'à mon avis, ce n'est pas seulement un problème chez les citoyens, c'est aussi le cas chez les professionnels de la politique. Notons que pour le cas particulier des protocoles Internet, le RFC 8890 couvre en détail cette question. Il faut évidemment que les citoyens décident, mais comment ?

Cette partie sur les propositions concrètes se termine avec cinq intéressants récits d'expériences réelles de participation de citoyens et de citoyennes à la délibération sur des sujets techniques. De quoi montrer que le futur n'est pas décidé d'avance et qu'il dépend de nous.

Version PDF de cette page (mais vous pouvez aussi imprimer depuis votre navigateur, il y a une feuille de style prévue pour cela)

Source XML de cette page (cette page est distribuée sous les termes de la licence GFDL)