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Fiche de lecture : Twitter & les gaz lacrymogènes

Auteur(s) du livre : Zeynep Tufekci
Éditeur : C&F Éditions
978-2-915825-95-4
Publié en 2019
Première rédaction de cet article le 10 octobre 2019


Beaucoup de textes ont été écrits sur le rôle de l'Internet, et des réseaux sociaux centralisés, comme Facebook ou Twitter, dans des évènements politiques. Ce fut le cas, par exemple, du printemps arabe. L'auteure explore, dans ce livre très riche et très rigoureux, tous les aspects de cette relation entre les militants et les techniques d'information et de communication. Twitter peut-il battre les gaz lacrymogènes ?

(Le livre a été écrit en anglais, Zeynep Tufekci étant étatsunienne - d'origine turque. Il a été publié dans sa langue originale en 2017. Je l'ai lu dans la traduction française, tout à fait correcte, à part une certaine tendance à utiliser le mot anglais en français, comme traduire activist par activiste ou devastated par dévasté.)

Une grande partie des articles et messages écrits au sujet de l'utilisation de l'Internet par les militants des quatre coins du globe sont assez excessifs dans un sens ou dans l'autre. Soit on estime que l'Internet change tellement de choses qu'il ouvre une façon toute nouvelle de faire de la politique, et rend donc dépassées les méthodes traditionnelles, soit on se moque des « révolutions Twitter » et on affirme que le pouvoir se prend dans la rue, comme avant. La vérité est évidemment plus complexe : l'arrivée de l'Internet n'a pas supprimé les lois de la politique, les questions posées aux militants et aux révolutionnaires restent les mêmes, ainsi que les problèmes auxquels ils et elles font face. Mais l'Internet n'est pas non plus un épiphénomène : comme d'autres techniques avant lui (l'imprimerie est l'exemple canonique, d'ailleurs analysé de façon originale par l'auteure), l'Internet a changé les moyens dont les gens disposent, a créé de nouvelles affordances (là, je ne critiquerai pas la traduction : il n'y a pas de bon terme en français), c'est-à-dire de nouvelles potentialités, des encouragements à aller dans de nouvelles directions. Sur la question récurrente de la neutralité de la technique, Zeynep Tufekci cite à juste titre la citation classique de Melvin Kranzberg : « La technologie n'est ni bonne, ni mauvaise ; et n'est pas neutre non plus. »

Une des raisons pour lesquelles bien des discours sur les mouvements politiques utilisant l'Internet sont très unilatéraux est que beaucoup de leurs auteurs sont des férus de technique qui ne connaissent pas grand'chose à la politique, et qui découvrent comme s'ils étaient les premiers à militer, ou bien ils sont des connaisseurs de la politique, mais complètement ignorants de la technique, dont ils font un tout, animé d'une volonté propre (les fameux « algorithmes »), et pas des outils que les gens vont utiliser. L'auteure, au contraire, informaticienne, puis chercheuse en sciences politiques, connait bien les deux aspects. Elle a étudié en profondeur de nombreux mouvements, les zapatistes au Mexique, Occupy Wall Street, l'occupation du parc Gezi, Black Lives Matter, les révolutions tunisienne et égyptienne, en étant souvent sur le terrain, à respirer les gaz lacrymogènes. (Les gilets jaunes n'y sont pas, bien que ce mouvement mériterait certainement d'être étudié dans son rapport à Facebook, mais le livre a été publié avant.) Et elle analyse le rôle de l'Internet, en chercheuse qui le connait bien, en voit les forces et les limites.

En contraste, elle étudie également le mouvement des droits civiques aux États-Unis. Voici un mouvement de très grande importance, qui a tout fait sans disposer de l'Internet. Alors qu'aujourd'hui, deux ou trois messages sur Facebook peuvent être le point de départ d'une manifestation très importante, et très rapidement prête, le mouvement des droits civiques a dû ramer pendant de nombreux mois pour, par exemple, organiser sa grande manifestation à Washington. L'auteure ne dit pas que c'était mieux à l'époque ou mieux aujourd'hui : elle insiste plutôt sur les permanences de l'action politique. Mais elle note aussi les différences : si l'organisation était bien plus laborieuse à l'époque (pas question de coordonner les aspects matériels avec une feuille de calcul mise en ligne et partagée), cela avait également des avantages. Les militants apprenaient à se connaitre, à se faire confiance, même des activités a priori sans intérêt politique, comme l'organisation pratique des voyages pour aller sur le lieu de la manifestation, avaient l'avantage de créer des liens, qui allaient permettre au mouvement de rester solide dans les tempêtes, face à la répression, et surtout face aux choix tactiques et stratégiques nécessaires lorsque la situation évolue.

Au contraire, l'Internet permet de se passer de cette organisation, au moins au début. Un individu seul peut se créer son blog et s'exprimer là où, auparavant, il aurait dû mendier un espace d'expression aux médias officiels, ou bien rejoindre un parti ou un mouvement critique, pour pouvoir faire relayer ses idées. C'est un énorme avantage et un des grands succès de l'Internet. Mais cela entraine de nouveaux risques, comme le fait qu'on n'a plus besoin de supporter les difficultés du travail collectif, ce qui peut rendre plus compliquée la traduction des idées en actions qui changent les choses.

Parmi les affordances de l'Internet, il y a le fait que beaucoup de choses sont possibles sans organisation formelle. Des mouvements très forts (comme celui du parc Gezi) ont été possibles sans qu'un parti traditionnel ne les structure et ne les dirige. Mais, bien sûr, cet avantage a aussi une face négative : puisque la nécessité d'une organisation n'est pas évidente, on peut se dire qu'on peut s'en passer. Au début, ça se passe effectivement bien, sans les lourdeurs bureaucratiques exaspérantes. Mais, ensuite, les problèmes surgissent : le pouvoir en place fait des ouvertures. Comment y répondre ? Ou bien il change de tactique, et le mouvement doit s'adapter. Et, là, l'absence d'un mécanisme de prise de décision commun se fait sentir, et beaucoup de mouvements s'affaiblissent alors, permettant à la répression de disperser ce qui reste. J'avais été frappé, sur les ronds-points, par la fréquence du discours « ah non, surtout pas de partis, surtout pas de syndicats, surtout pas d'organisations et de porte-paroles », chez des gilets jaunes qui n'avaient sans doute pas étudié les théoriciens de l'anarchisme. Mais c'est que le débat est aussi ancien que la politique. L'Internet le met en évidence, en rendant possible des fonctionnements moins centralisés, mais il ne l'a pas créé.

Léger reproche à l'auteure : elle ne discute pas ce qui pourrait arriver avec d'autres outils que les gros réseaux centralisés étatsuniens comme Facebook ou Twitter. Il est vrai qu'on manque encore d'exemples détaillés à utiliser, il n'y a pas encore eu de révolution déclenchée sur le fédivers ou via Matrix.

Je n'ai donné qu'une idée très limitée de ce livre. Il est très riche, très nuancé, l'auteure a vraiment tenu à étudier tout en détail, et aucun résumé ne peut donc suffire. En conclusion, un livre que je recommande à toutes celles et tous ceux qui veulent changer le monde et se demandent comment faire. Il n'est ni optimiste, ni pessimiste sur le rôle de l'Internet dans les révolutions : « ni rire, ni pleurer, mais comprendre » (Spinoza, il semble).

Autre(s) article(s) en français sur ce livre :

Petit avertissement : j'ai reçu un exemplaire gratuit de ce livre.

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