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Le registre Afrinic attaqué

Première rédaction de cet article le 31 août 2021


Le registre d'adresses IP Afrinic est actuellement l'objet d'une attaque juridique dans un conflit qui l'oppose à un revendeur d'adresses IP. L'affaire est complexe et vous ne trouverez pas ici d'opinions fermes sur « qui a raison » mais je voudrais expliquer de quoi il retourne et surtout signaler un problème grave : la justice a gelé les comptes bancaires d'Afrinic, menaçant à terme l'Internet africain. Il ne s'agit donc pas d'une affaire purement privée entre deux organisations en conflit.

D'abord, qu'est-ce qu'un RIR, un registre d'adresses IP ? C'est l'organisme qui attribue les adresses IP, afin d'en garantir l'unicité. Les informations sur ces allocations sont ensuite publiquement accessibles via whois ou RDAP. Il y a cinq RIR dans le monde, Afrinic couvrant le continent africain. Contrairement aux noms de domaine, dont la gestion suscite toujours passions et controverses (l'une des facettes de la « gouvernance de l'Internet »), celle des adresses IP soulève nettement moins d'intérêt. C'est en partie dû au fait qu'on se moque d'avoir telle ou telle adresse IP (à quelques exceptions près comme certains résolveurs DNS publics avec leurs adresses facilement mémorisables comme 1.1.1.1). Et puis les adresses IP, c'est purement virtuel, le registre peut en « fabriquer » autant qu'il veut, non ? Il ne devrait pas y avoir de problème de pénurie, n'est-ce pas ?

Mais cela n'est vrai que pour l'actuelle version du protocole IP, la version 6. Avec l'ancienne version, IPv4, toujours utilisée à certains endroits, les adresses ne sont codées que sur 32 bits, ce qui ne permet qu'environ quatre milliards d'adresses (un peu moins en pratique, certaines adresses étant réservées pour des usages spécifiques). Si ce chiffre semble important, il est très insuffisant par rapport aux besoins de l'Internet mondial. Il y a donc bel et bien pénurie d'adresses IPv4 et, comme le disait ma grand-mère, « quand le foin manque dans l'écurie, les chevaux se battent ». Les tensions sur le stock d'adresses IPv4 imposent donc que les RIR aient une politique d'allocation de ces adresses, les réservant à ceux qui en ont besoin. On se doute bien que l'élaboration de telles politiques ne se fasse pas sans douleur, et les cinq RIR ont d'ailleurs des politiques différentes. En outre, et pour son malheur, Afrinic a eu pendant longtemps un stock d'adresses IPv4 important, ce qui a aggravé les tentations. (Le pillage des ressources de l'Afrique n'est pas une invention nouvelle.)

Et c'est la source du conflit actuel entre Afrinic et la société Cloud Innovation (chinoise, mais enregistrée dans un paradis fiscal africain). Cette société obtient des adresses IPv4 par différents moyens, et les loue ensuite à ses clients, notamment en Chine. Ce n'est pas forcément illégal, l'achat, la vente et la location d'adresses IP peuvent être acceptées par le système légal, et par les politiques des RIR (les détails sont complexes, je vous les épargne). On peut trouver ce business répugnant mais il existe et n'est pas interdit. Ceci dit, les organisations qui obtiennent des adresses IP sont censées respecter les règles d'allocation du RIR auquel elles se sont adressées. Ici, Afrinic reproche à Cloud Innovation d'avoir obtenu de nombreuses adresses IP en violation des règles, et menace cette société de reprendre les adresses, argumentant notamment sur le fait qu'elles ne sont pas utilisées en Afrique. Comme la question est complexe (j'ai déjà du mal à retenir les règles du RIR de ma région), je ne vais pas trancher en désignant un bon et un méchant.

Le vrai problème se situe ensuite : Cloud Innovation a obtenu de la justice qu'elle interdise à Afrinic de reprendre les adresses en question mais surtout à obtenu le gel des comptes bancaires d'Afrinic, ce qui menace le fonctionnement même du registre et, à terme, de l'Internet en Afrique.

Mais quelle justice au fait ? Afrinic est enregistré à Maurice et c'est donc la justice de ce pays qui est compétente. Je ne formulerai pas d'opinion sur la qualité de la justice mauricienne, je ne la connais pas, mais je trouve quand même que le blocage des comptes, empêchant l'une des parties au procès de fonctionner et même de payer ses juristes, est anormale, notamment compte-tenu de ses conséquences pour l'Internet. D'ailleurs, pourquoi Maurice ? C'est parce que, bien que chaque RIR serve un continent entier, l'organisation doit bien être enregistrée quelque part. Elle ne peut pas planer au-dessus des lois nationales. Pour avoir un statut international, il faudrait un traité intergouvernemental (comme pour l'Union africaine) et, outre la difficulté à négocier un tel traité, cela aurait d'autres conséquences de gouvernance, notamment sur le rôle des gouvernements. Il fallait donc un pays particulier et Maurice semblait un choix raisonnable. (Les Européens noteront que c'est pour la même raison que leur RIR est à Amsterdam et que l'Internet européen dépend donc de la justice néerlandaise.)

À court terme, l'Internet continue à fonctionner en Afrique : les RIR ne sont pas impliqués dans l'activité quotidienne, les paquets ne passent pas par eux, les opérateurs Internet font fonctionner les réseaux que le RIR fonctionne ou pas. Mais à moyen terme, le « gel » d'Afrinic pourrait paralyser beaucoup d'activités indispensables, notamment la tenue du registre des adresses IP. D'où l'urgence d'une solution.

Des personnes plus pressées ont suggéré d'attaquer l'attaquant et, par exemple, de ne plus router les préfixes IP de Cloud Innovation. La question est évidemment très délicate, car si je comprends l'exaspération de certains, des actions unilatérales de ce genre ne sont pas non plus un procédé satisfaisant pour résoudre les conflits. Il vaudrait mieux que la justice mauricienne débloque les comptes d'Afrinic, en attendant un jugement au fond.

(Un autre point dont j'aurais préféré ne pas parler ; le problème expliqué dans cet article a une origine extérieure à Afrinic. Il n'est pas lié à un autre problème, qui avait été abondemment discuté en 2019-2020, d'un employé d'Afrinic vendant discrètement des adresses IP, problème qui fait également l'objet d'actions en justice. Voir entre autres ma conférence à Coriin 2020.)

Et revenons à IPv6. Son déploiement est actuellement insuffisant, en raison de la lenteur anormale mise par beaucoup d'acteurs à effectuer la migration. Il y a des raisons à cela mais il faut noter que ces décisions de trainer la patte, en fonction des intérêts de ces acteurs, ont des conséquences globales, celles d'accentuer la pression sur les rares adresses IPv4, menant à ce genre de crises.

Quelles lectures pour finir :

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