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À propos de l'enseignement de l'arabe et du pouvoir des langues

Première rédaction de cet article le 18 novembre 2020


Il y a un débat récurrent en France sur l'enseignement de la langue arabe à l'école. Ce débat a resurgi début octobre avec un discours d'Emmanuel Macron promettant de promouvoir cet enseignement. L'un des arguments serait l'influence de la langue sur la pensée. Creusons un peu.

Comme à chaque fois qu'on propose de développer l'enseignement de l'arabe en France, la droite extrême et l'extrême-droite protestent avec des arguments amalgamant langue arabe et islamisme, voire langue arabe et djihadisme. Selon leurs arguments, enseigner l'arabe reviendrait à promouvoir ces idéologies. (Ces arguments reposent en partie sur des ignorances répandues en France, comme de confondre arabe et musulman.) Les partisans de l'enseignement de l'arabe répliquent en général en niant le lien entre langue et idéologie, en notant que l'apprentissage de l'anglais ne fait pas de vous un loyal sujet d'Élisabeth II. Ou bien, si on n'a pas peur du point Godwin, en notant qu'apprendre l'allemand ne vous transforme pas en nazi.

Je suis bien convaincu que les arguments de type « apprendre l'arabe va encourager l'islamisme » sont faux, et certainement de mauvaise foi. Mais dire exactement le contraire, prétendre que la langue n'a aucune influence sur la pensée, est trop simpliste. Depuis que la linguistique existe, les linguistes débattent de cette influence de la langue sur la pensée. Dans sa forme extrême, celle qu'on appelle l'hypothèse de Sapir-Whorf, cette influence est supposée forte. Mais d'autres sont plus prudents (cf. le livre de Deutscher, « Through the language glass ») et estiment qu'il y a certes un rôle joué par la langue dans les pensées mais qu'il est complexe et certainement pas grossièrement déterministe du genre « dès qu'on apprend le nahuatl, on va essayer de reconstruire l'empire aztèque ».

Comme le dit Barbara Cassin (interview dans le numéro de novembre 2020 de la Recherche) « Chaque langue est une manière de dire le monde ». La langue qu'on utilise n'est pas neutre (et Cassin en tire argument pour prôner le multilinguisme, pour avoir plusieurs perspectives).

C'est justement parce que la langue n'est pas neutre que la France dépense baucoup d'argent pour promouvoir la francophonie, ou que la Chine a son réseau des instituts Confucius. Et les États-Unis utilisent également leur langue comme outil de soft power, par exemple via leur domination culturelle. Donc, oui, la langue compte.

Est-ce que cela veut dire qu'il ne faut pas enseigner l'arabe ? Évidemment non. C'est une langue importante, par le nombre de locuteurs et par la quantité de textes existants. Cette langue doit donc être proposée à l'école, comme le russe ou le chinois. Elle doit évidemment être proposée à toutes et tous, pas uniquement à des enfants qui seraient assignés à perpétuité « issu de l'immigration ». Mais il faut faire attention à certains arguments utilisés en faveur de cet enseignement : ils ne sont pas toujours solides.

Trois points pour terminer. Décider d'enseigner l'arabe va forcément amener à la question « lequel ? », vu la grande variété des langues qu'on regroupe sous ce terme. Je ne vais pas trancher ici, c'est un débat compliqué. Ensuite il faut parler des moyens matériels car, en France, on aime bien les grandes postures idéologiques, déconnectées des problèmes pratiques. Or, la promotion de toute matière à l'école suppose 1) des choix, car le nombre d'heures n'est pas extensible 2) de l'argent pour recruter des enseignants. Ce deuxième point a souvent été oublié dans les débats après le discours de Macron. Et le troisième et dernier point concerne l'amalgame souvent fait entre langue arabe et immigration. Je vous recommande l'article de Tassadit Yacine, Pierre Vermeren et Omar Hamourit, « La langue maternelle des immigrés n’est pas l’arabe ». La langue arabe doit être proposée à l'école pour son intérêt propre, pas parce qu'on pense à tort qu'elle est celle des immigrés.

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