Je suis Charlie

Autres trucs

Accueil

Seulement les RFC

Seulement les fiches de lecture

Mon livre « Cyberstructure »

Ève

Fiche de lecture : Through the language glass

Auteur(s) du livre : Guy Deutscher
Éditeur : Metropolitan Books
978-0-8050-8195-4
Publié en 2010
Première rédaction de cet article le 6 février 2011


Il y a depuis longtemps en linguistique un débat sur l'hypothèse de Sapir-Whorf. Celle-ci a plusieurs formes possibles (Sapir et Whorf n'utilisaient pas la même). Une version modérée de cette hypothèse est de dire que la langue qu'on parle influence le cours des pensées. Une version plus extrême est d'affirmer que la langue parlée rend difficile, voire empêche complètement d'exprimer certaines idées. Quel est aujourd'hui l'avis de l'auteur, le linguiste Guy Deutscher ?

La linguistique, comme toutes les sciences humaines, aime bien les longues polémiques détachées de tout fait précis. Car enfin, comment savoir si la vision du monde des Hopis, leur philosophie, est due au fait que le verbe et l'action sont souvent fusionnés dans leur langue (comme dans le français « il pleut » alors que l'hébreu dit « la pluie tombe ») ? Ne sachant pas réellement ce qui se passe dans le cerveau, on ne peut souvent faire que des hypothèses, souvent fortement teintées idéologiquement (ainsi, les langues des peuples premiers étaient vues autrefois comme inférieures et peu dignes d'intérêt, alors qu'on a souvent tendance depuis les années 60 à les voir au contraire comme le véhicule de sagesses ancestrales). Deutscher ne se prive donc pas des polémiques de bas niveau et des règlements de compte.

Mais ce n'est pas l'intérêt de son livre. Sa valeur vient du fait que, depuis dix ou vingt ans, des expériences astucieuses ont permis, sinon de répondre définitivement à l'hypothèse de Sapir-Whorf, du moins d'être affirmatif à juste titre, dans certains cas. Ainsi, on a maintenant une meilleure idée des conséquences de certaines règles linguistiques sur la pensée humaine, et Deutscher développe trois exemples : l'orientation dans l'espace, la couleur et le genre.

Avant de résumer ces trois cas, un petit retour sur l'hypothèse de Sapir-Whorf. Sa forme la plus radicale dit donc que les concepts inexistants dans une langue ne peuvent tout simplement pas être pensés. C'est cette idée qui inspire le dictateur de 1984 pour créer une novlangue d'où des termes comme « liberté » ont été bannis. Son idée, qu'on peut qualifier de « grossièrement whorfienne » est que l'absence du mot empêchera les esclaves de penser à la révolte. Cette hypothèse là est clairement fausse : après tout, les mots ne sont pas de tout temps, ils ont tous été créés à un moment ou à un autre. De même que « liberté » ou « démocratie » ont été inventés un jour, de même pourraient-ils être réinventés si un dictateur voulait civiliser la langue française en l'épurant des mots qui donnent de mauvaises idées aux sujets.

Mais la création de néologismes n'est même pas nécessaire : si un concept n'a pas de mot, il peut quand même être décrit par périphrase, et il peut même être utilisé sans avoir de nom. Deutscher dit que l'absence de traduction du terme allemand « schadenfreude » en français ne signifie évidemment pas que les français soient incapables de se réjouir des malheurs d'autrui...

Alors, une fois éliminée la version simpliste de l'hypothèse de Sapir-Whorf, que reste-t-il ? Eh bien, pour résumer l'analyse de Deutscher, les langues n'ont pas tellement d'influence par ce qu'elles empêchent de dire (puisque n'importe quel concept peut être exprimé dans n'importe quelle langue, même s'il n'a pas de mot au début) mais par ce qu'elles obligent à préciser, et qui peut rester non spécifié dans d'autres langues.

Deutscher fournit trois exemples où des expériences ont pu montrer une influence de la langue sur la pensée. Le premier est la question de l'orientation dans l'espace. Dans la grande majorité des langues du monde, comme en français, on peut décrire une position par des coordonnées égocentriques (établies par rapport à un être humain), par exemple « Il y a une araignée près de ton pied droit » ou « Vas tout droit, puis tourne à droite à l'arbre puis à gauche avant la rivière », ou bien par des coordonnées géographiques (« Dunkerque est au nord de Barcelone » ou « Suivez le cap 340 »). En général, on utilise les coordonnées égocentriques pour les cas où on est proche, et les géographiques pour les grandes distances. Il ne viendrait à l'idée de personne de dire « Il y a une araignée près de ton pied nord ». Mais justement si ! Il existe plusieurs peuples, dont le plus étudié est celui des Guugu Yimithirr, qui n'utilisent que des coordonnées géographiques et qui racontent un naufrage avec des expressions comme « Je suis tombé du côté Est du bateau et Jim du côté Ouest. Un requin était au Nord mais il n'a pas attaqué. » Comment font-ils pour être conscients en permanence des points cardinaux, même dans l'eau, avec un requin tout proche ? Et, surtout, cela influence-t-il leur mode de pensée ?

Si la réponse à la première question est plus simple qu'il n'y paraît (un entrainement constant depuis le plus jeune âge, comme pour n'importe quelle langue humaine), la deuxième pose plus de problèmes. En linguistique, il est plus difficile de tester ses hypothèses qu'en physique. Une des expériences qui a finalement donné le plus de résultats (par Stephen Levinson) était de placer des objets sur une table, puis de les changer, en gardant leurs relations égocentriques, mais en faisant varier leurs relations géographiques, puis l'inverse. Ainsi, un objet reste à gauche d'un autre mais, la table étant tournée, il passe du Nord au Sud de l'objet de référence. Si on demande à des Guugu Yimithirr de décrire s'il y a eu changement des positions ou pas, ils donnent des réponses inverses à celles des européens. Des notions comme « rien n'a changé sur cette table » dépendent donc de la langue qu'on parle... (Cf. « Language and cognition: The cognitive consequences of spatial description in Guugu Yimithirr ».)

Autre exemple, les couleurs. Au 19ème siècle, Gladstone avait étonné les érudits de cette époque avec une analyse de l'œuvre d'Homère où il expliquait que les anciens grecs ne voyaient pas les couleurs comme nous et étaient notamment insensibles au bleu et au vert. Son raisonnement s'appuyait sur le fait qu'Homère utilise beaucoup de formules qui indiquaient un drôle de sens des couleurs (« la mer couleur du vin », « le ciel violet sombre ») et sur la conviction bien ancrée à l'époque comme quoi les différences entre les peuples ne pouvaient pas venir de la culture, seulement de différences physiques. À l'époque, les conclusions de Gladstone avaient été très contestées (« Homère était aveugle, donc il n'est pas représentatif des grecs de son époque ! » ou « Homère était un poète, la mer couleur du vin était juste une licence poétique ! ») mais Deutscher explique qu'aujourd'hui on pense que les faits constatés par Gladstone sont réels (Homère n'était pas aveugle, comme le montrent les nombreuses et vivantes descriptions qu'il fait, et il n'utilise pas de telles licences poétiques pour autre chose que les couleurs) mais Gladstone a inversé l'effet et la cause. L'ancien grec manquait de termes pour décrire les couleurs, surtout celles qu'on ne savait pas reproduire artificiellement à l'époque, et ce manque entraîne une certaine indifférence aux couleurs de la part de l'aède.

Comment prouver qu'un vocabulaire différent influence la perception des couleurs alors que, on le sait aujourd'hui, tous les êtres humains ont le même système visuel ? En demandant à des anglophones et des russophones de dire si deux couleurs sont différentes ou pas et en mesurant, non pas la réponse (identique pour tout le monde, en raison de l'unité physique de l'espèce humaine) mais le temps de réponse. Le russe a deux mots pour le bleu (голубой pour du bleu clair et синий pour du bleu plus soutenu). Or, l'expérience décrite dans « Russian blues reveal effects of language on color discrimination » montre que, si les russophones et les anglophones ont des temps de réponse identiques lorsque les deux couleurs sont toutes les deux du голубой ou bien toutes les deux du синий, en revanche, les russophones prennent plus de temps si les deux couleurs sont objectivement proches (tel que mesuré par un spectromètre) mais décrites par des mots différents. La seule différence linguistique se traduit donc par une différence de perception.

Dernier cas présenté par Deutscher, celui du genre. On sait que le français a deux genres, masculin et féminin. L'anglais ajoute le neutre et les anglophones ont toujours du mal à apprendre quel est le « sexe » de chaque objet. De la même façon, les francophones ont du mal avec l'allemand, sexué de la même façon, mais où chaque objet a un autre genre. Le monde du genre ne se limite pas au masculin, au féminin et au neutre et Deutscher cite l'exemple du guragone où il existe un genre distinct pour les légumes, et où le mot erriplen (qui veut dire avion) est de ce genre (suite à une évolution compliquée).

Est-ce que ce système de genres, et les classifications qui en résultent, influencent la pensée ? Plusieurs expériences semblent indiquer que oui. Ainsi, si on demande à des hispanophones et des germanophones de citer des adjectifs associés à certains objets, les hispanophones citent des qualités « masculines » (fort, résistant) pour un pont (el puente) et les germanophones des qualités « féminines » (beau, élégant) pour le même objet (die Brucke). Il peut être difficile d'en tirer des conclusions fermes (d'autant plus que Deutscher oublie de rappeler que la liste des qualités « masculines » ou « féminines » varie également selon les cultures et les époques...) Une meilleure expérience, faite par Maria Sera, ne mettant pas en jeu de préjugés sur les hommes et les femmes, et plus récente, fut de demander à des francophones et des hispanophones de choisir parmi plusieurs voix d'acteurs et d'actrices pour faire parler des objets qu'on leur présentait. Les francophones choisirent un acteur mâle pour le lit et les hispanophones une actrice pour la cama. Et ce fut l'inverse pour la fourchette et el tenedor. Conclusion : il semble bien que les choix effectués par la langue influencent le processus de pensée.

Il y a bien d'autres points sur lesquels les langues diffèrent, et dont il semble a priori évident qu'ils peuvent avoir une influence sur nos pensées. Mais l'auteur est prudent et fait bien la différence entre les cas où il y a eu des expériences et des résultats (comme les trois cas cités plus haut) et ceux où les seules conclusions sont subjectives. Ainsi, les obligations grammaticales du témoin (comment sait-on que le fait qu'on rapporte est vrai ?) varient beaucoup selon les langues. En français, nulle obligation d'indiquer les preuves dans une affirmation (« Un gros animal est passé près de la rivière ») alors que Claude Hagège, dans son livre « Le dictionnaire amoureux des langues » cite de nombreux cas de langues où une telle précision est obligatoire dans la grammaire (par exemple par l'utilisation de temps différents selon qu'on a été un témoin direct ou pas).

Il semble aller de soi que l'obligation de mentionner systématiquement les preuves à l'appui d'une affirmation peut influencer le mode de pensée des locuteurs de cette langue, mais personne n'a apparemment encore conçu et exécuté une expérience qui permettrait d'apporter des preuves.

À noter, pour conclure, qu'il existe un langage qui a été entièrement conçu pour tester l'hypothèse de Sapir-Whorf, le lojban. Mais son succès limité ne lui a pas permis de remplir ce rôle...

Version PDF de cette page (mais vous pouvez aussi imprimer depuis votre navigateur, il y a une feuille de style prévue pour cela)

Source XML de cette page (cette page est distribuée sous les termes de la licence GFDL)