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La question de la 5G mérite-t-elle autant de passions ?

Première rédaction de cet article le 1 octobre 2020


Dans une société démocratique, les controverses ne manquent pas. Dans l'espace public, on discute de plein de sujets, et chacun a son opinion, qui est légitime par définition, dans une démocratie. Cette variété d'opinions sur un même sujet a souvent été remarquée, analysée et discutée. Mais il y a eu moins de temps consacré à analyser pourquoi, sur certains sujets de controverse socio-technique, la machine politico-médiatique se met en marche, en accentuant et en caricaturant à la fois le sujet et les arguments déployés, alors que pour d'autres sujets, tout aussi importants, et où les positions ne sont pas moins diverses et reposant sur des arguments variés, cette machine se met peu ou pas en marche et le sujet reste l'apanage de cercles spécifiques d'acteurs.

Pourtant, on sait bien que, parfois, ce ne sont pas les réponses proposées (et divergentes) qui sont vraiment importantes, mais les questions. Ainsi, avoir des controverses sur « l'immigration » plutôt que, par exemple, sur « le chômage » n'est pas neutre. Quelles que soient les réponses données à ces questions, le fait d'avoir posé le débat sur un de ces terrains plutôt que sur l'autre est déjà un choix politique. Ce « choix » n'est pas forcément délibéré, il peut être le résultat de dynamiques que les acteurs eux-mêmes ne maitrisent pas. Mais il a des conséquences pratiques : en matière de temps disponible, bien sûr, d'autant plus que les sujets complexes nécessitent de passer du temps à lire, à réfléchir, à discuter. Si un sujet est mis en avant, cela fera forcément moins de temps pour décider démocratiquement des autres. Et il y a aussi des conséquences en matière de visibilité. Si un citoyen ou une citoyenne ne sait pas trop quels sont les sujets importants du jour, il considérera forcément les « grands sujets », âprement débattus publiquement, comme étant les seuls qui valent la peine. Enfin, la seule mise en avant d'un sujet de controverse a déjà des conséquences idéologiques, en avalisant les présupposés derrière ce sujet (par exemple, sur l'immigration, le fait que les immigrés soient un problème).

Ce raisonnement peut aussi s'appliquer au débat actuel sur l'ensemble des techniques de réseau mobile connues sous le nom de « 5G ». Ne discutons pas ici de savoir si le déploiement de la 5G est une bonne ou une mauvaise chose. Intéressons-nous plutôt à « pourquoi ce débat ? » Pourquoi est-ce que la machine de la « grande controverse » s'est mise en route pour la 5G ?

Pas question de considérer ce débat comme inutile ou néfaste parce qu'il a une forte composante technique. Cet aspect technique crucial nécessite certes que les participantes et participants fassent un effort d'éducation et de compréhension du problème. Mais il n'élimine pas la légitimité de tous et toutes à y participer : les techniques jouent un rôle crucial dans l'infrastructure de notre société, et ont certainement vocation à être débattues publiquement et démocratiquement. Mais on pourrait dire la même chose de plein d'autres techniques qui jouent un rôle crucial aujourd'hui. Alors, pourquoi la 5G ?

Certains pourraient dire que c'est parce que c'est une technique révolutionnaire, qui va changer en profondeur de nombreux aspects de notre société. Cet argument du caractère profondément disruptif de la 5G est souvent mis en avant par ses promoteurs commerciaux et, curieusement, souvent accepté sans critique par les détracteurs de la 5G. La vérité est que la 5G ne va pas être une révolution. C'est juste une technique d'accès au réseau, les applications sont les mêmes (regarder Netflix, lire Wikipédia, y contribuer…). Ainsi, les performances supérieures (en latence et en capacité) ne se traduiront pas forcément par un gain pour les usages, puisque le goulet d'étranglement n'est pas forcément l'accès radio. Toute personne étant passé de la 3G à la 4G (ou de l'ADSL à la fibre) a pu constater que le gain dans le réseau d'accès n'est pas forcément très visible lorsqu'on interagit avec des services Internet lointains et/ou lents.

Ainsi, beaucoup d'arguments entendus contre la 5G n'ont en fait rien de spécifique à la 5G :

  • les risques pour la vie privée ne changent pas : qu'on accède à Facebook en 4G ou en 5G, cette entreprise récoltera autant de données,
  • les caméras de vidéosurveillance existent déjà, sans avoir besoin de la 5G,
  • les objets connectés, qui envoient massivement à leur fabricant des données personnelles sur les utilisateurs, existent également depuis un certain temps, la 5G ne va pas les multiplier,
  • quant aux risques écologiques et environnementaux, on ne peut hélas pas dire qu'ils sont apparus avec la 5G.

Mais peut-être un changement quantitatif (performances supérieures, même si elles ne le seront pas autant que ce que raconte le marketing) va-t-il déclencher un changement qualitatif en rendant trivial et/ou facile ce qui était difficile avant ? Peut-être. De tels sauts se sont déjà produits dans l'histoire des systèmes socio-techniques. Mais souvent, également, la montagne a accouché d'une souris. Les tendances lourdes de l'Internet, bonnes ou mauvaises, n'ont pas été bouleversées par le déploiement de la fibre optique, par exemple.

Il est curieux, par contre, de constater que les vraies nouveautés de la 5G sont en général absentes du débat. Ainsi, le « network slicing », qui permet d'offrir plusieurs réseaux virtuels sur un accès physique, est un changement important. Ses conséquences peuvent être sérieuses, notamment parce qu'il peut faciliter des violations de la neutralité de l'Internet, avec une offre de base, vraiment minimale, et des offres « améliorées » mais plus chères. Mais ce point ne semble jamais mentionné dans les débats sur la 5G, alors que la neutralité du réseau est à la fois un élément crucial pour le citoyen utilisateur de l'Internet, et qu'elle est menacée en permanence.

Bien sûr, chacun est libre de trouver que tel sujet est plus important que tel autre. De même qu'il ne peut pas y avoir d'unanimité sur les réponses, il n'y aura pas d'unanimité sur les questions. Néanmoins, il est frappant de constater que certains sujets semblent plus porteurs, sans qu'on puisse trouver une base objective à l'importance qu'ils ont dans le débat public. Tout homme (ou femme) politique en France aujourd'hui se sent obligé d'avoir un avis sur la 5G, qu'il ou elle ait étudié le sujet ou pas. On voit l'argument de la vie privée être avancé, alors que la 5G ne change pas grand'chose à cette question, par des personnes qui ne s'étaient pas signalées jusqu'à présent par une grande sensibilité à cette question, pourtant cruciale sur l'Internet.

Alors, pourquoi est-ce que le thème de la 5G est un tel succès ? Si on était d'humeur complotiste, on pourrait penser que c'est parce qu'il est bien pratique pour éviter des débats gênants sur la neutralité de l'Internet, la vie privée sur le Web, la surveillance et l'érosion des libertés. Mais on pourrait aussi mettre l'accent sur des facteurs liés au récit : « les ondes » font peur, la propagande pro-5G, par son côté ridicule et exagéré (les opposants assimilés aux Amish…), a braqué beaucoup de monde, la tentation de simplifier les problèmes complexes à une seule cause (la 5G cause le cancer, le réchauffement planétaire, et fait disparaitre la vie privée) est toujours forte. Ce sont probablement des raisons de ce genre qui expliquent le « succès » de la controverse sur la 5G. La 4G avait suscité le même genre de controverses, bien oubliées aujourd'hui, et sans doute pour les mêmes raisons.

D'autres sujets ont vu des controverses animées, mais pas forcément aussi spectaculaires. Si la technologie de la chaîne de blocs a connu un certain succès médiatique, c'était en bonne partie à cause de la réputation sulfureuse du Bitcoin, réputation soigneusement entretenue par les médias. On n'a toutefois pas vu, contrairement au cas de la 5G, de manifestations de rue ou de déclarations de députés sur la chaîne de blocs.

Encore moins de succès pour des sujets pourtant cruciaux comme la domination de certains acteurs privés du logiciel sur des services publics essentiels. C'est ainsi que les différents accords étatiques avec Microsoft, pour l'éducation, la santé ou pour les armées n'ont suscité que l'intérêt d'une poignée de militants libristes alors que ces accords structurent le fonctionnement de l'État. Mais ces controverses sont moins spectaculaires et permettent moins de postures « humanistes ».

[Article réalisé avec la participation de Francesca Musiani].

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