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Mon livre « Cyberstructure »

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Fiche de lecture : Libres savoirs, les biens communs de la connaissance

Auteur(s) du livre : Ouvrage collectif coordonné par Vecam
Éditeur : C&F Éditions
978-2-915825-06-0
Publié en 2011
Première rédaction de cet article le 5 novembre 2011


Qu'est-ce qu'il y a de commun entre la paysanne mexicaine qui réclame de pouvoir faire pousser des semences de maïs de son choix, le parisien qui télécharge de manière nonhadopienne un film qu'il ne peut pas acheter légalement, la chercheuse états-unienne qui veut publier ses découvertes sans enrichir un parasite qui vendra très cher le journal scientifique, le programmeur brésilien qui développe du logiciel libre, et l'industriel indien qui veut fabriquer des médicaments moins chers ? Tous veulent pouvoir utiliser librement le savoir issu des communs. Les communs, ce sont tous les biens, matériels ou intellectuels, qui n'ont pas été capturés par des intérêts privés et qui sont gérés ensemble. Cet ouvrage collectif fait le tour de la question pour les communs immatériels, ceux dont l'usage par l'un ne prive de rien les autres. À travers 27 articles très divers, un vaste tour d'horizon de la question.

Car même si les cinq personnages cités plus haut n'en sont pas forcément conscients, leur lutte est la même. Depuis des millénaires, il existe des biens gérés en commun. Contrairement à ce que prétendent des textes de propagande comme le fameux « Tragedy of the commons » de Garrett Hardin (d'ailleurs en général utilisé de manière très simplifié par des gens qui ne l'ont pas lu), ces biens communs fonctionnent depuis très longtemps. Mais ils ont toujours eu à faire face aux tentatives d'appropriation par les intérêts privés, tentatives en général appuyées sur la force, comme dans le cas des fameuses enclosures. Les luttes d'aujourd'hui s'enracinent donc dans un très ancien héritage. Le phénomène n'a fait que s'accentuer avec le temps, le capitalisme ne supportant pas la concurrence d'autres systèmes.

Les biens immatériels représentent un cas particulier : contrairement au champ de l'article de Garrett Hardin, leur usage ne les épuise pas et ils peuvent être copiés. Comme le notait Thomas Jefferson, « Celui qui reçoit une idée de moi ne me prive de rien, tout comme celui qui allume une chandelle à la mienne ne me plonge pas dans l'obscurité ». Cette particularité du savoir, des biens communs immatériels, ôte donc toute légitimité à la notion de « propriété intellectuelle ». La propriété avait été conçue pour un monde de rareté et de ressources vite épuisées et c'est une pure escroquerie que de faire croire qu'elle peut s'appliquer au savoir et à la création.

D'autant plus que, à l'époque de Jefferson, la propagation du savoir, limitée par son support matériel, était lente et difficile. Aujourd'hui, des inventions comme l'Internet font de cette propagation illimitée de la connaissance, qui était purement théorique au dix-huitième siècle, une réalité quotidienne. Essayer de limiter la distribution et le partage des biens immatériels, comme le tente par exemple l'industrie du divertissement, c'est « comme si Faust se mettait à chercher un remède contre l'immortalité » (Stanislas Lem dans Solaris).

Revenons au livre « Libres savoirs ». Coordonné par Vecam, il est publié sous la licence Édition Équitable (mais pas encore disponible en ligne). Comme tous les ouvrages collectifs, les articles sont inégaux. Je recommande à mes lecteurs celui d'Adelita San Vicente Tello et Areli Carreón, « Mainmise sur les semences du maïs dans son berceau d'origine », sur la lutte des paysans mexicains pour que les semences mises au point par eux depuis des millénaires ne soient pas confisqués par des compagnies privées qui leur revendront très cher le droit d'utiliser des semences que leurs ancêtres avaient créées.

À noter que tout n'est évidemment pas simple dans le monde des communs, monde traversé par de nombreux débats. Ainsi, Anupam Chander et Madhavi Sunder dans l'article « La vision romantique du domaine public », proposent une vision plutôt critique, en estimant par exemple que la liberté d'accès au savoir profite surtout à ceux qui sont organisés et équipés pour l'exploiter, et que dans des cas comme celui des savoirs traditionnels, permettre leur accès sous une licence libre risquerait de favoriser uniquement les riches sociétés étrangères. (Je n'ai pas dit que j'étais d'accord, hein, juste que j'appréciais que ce livre ne contenait pas que des articles gentillets et unanimistes sur les beautés des biens communs.)

Autre difficulté sur le chemin des communs, leur adaptation à d'autres cultures. Un des points forts du livre est que les auteurs ne sont pas uniquement des gens issus des pays riches. Il y a donc une vraie variété de points de vue et l'article d'Hala Essalmawi « Partage de la création et de la culture », est un passionnant compte-rendu des difficultés, mais aussi des succès, rencontrés lors de l'adaptation des licences Creative Commons au monde arabe. Traductions difficiles, références historiques différentes (les enclosures ont été un traumatisme historique, qui pèse toujours dans la politique dans les pays anglo-saxons ; trouver une référence équivalente n'est pas forcément facile).

Le livre se conclut sur un amusant texte d'Alain Rey sur l'histoire et l'étymologie du terme « commun », ses multiples sens (en français, « commun » est péjoratif dans « ce livre est d'un commun » mais laudatif dans « travaillons en commun sur ce projet »), ses passages dans la politique (communisme)... Une autre façon de voir que le concept de « biens communs » est ancien, mais pas du tout dépassé. Le partage, la gestion commune des biens, sont aujourd'hui plus nécessaire que jamais pour lutter contre l'appropriation des biens par une poignée d'intérêts privés. « Communs » va donc être le drapeau à brandir contre les ACTA, OMPI, COV, et autres HADOPI.

Sinon, un autre bon article (bien plus détaillé) sur ce livre est « Les communs du savoir. Le laboratoire de la globalisation responsable ».


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Fiche de lecture : Kamerun !

Auteur(s) du livre : Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa
Éditeur : La découverte
978-2-7071-5913-7
Publié en 2011
Première rédaction de cet article le 17 septembre 2011


Ce livre est de loin le plus détaillé qui existe sur une guerre coloniale un peu oubliée, celle qui a été menée au Cameroun de 1955 à 1971. Éclipsée par la guerre d'Algérie qui se déroulait au même moment, la lutte des troupes françaises contre les nationalistes de l'UPC s'est même prolongée après l'indépendance (théorique) du pays, dans une relative indifférence. Si cette guerre sans nom avait déjà été mentionnée (par exemple par François-Xavier Verschave dans ses ouvrages), on ne peut pas dire qu'elle soit bien connue des français d'aujourd'hui, ni d'ailleurs des camerounais, qui n'ont eu droit qu'à la version officielle. Ce fut pourtant une des très rares guerres coloniales gagnées par l'armée française. Mais les méthodes utilisées font que celle-ci a préféré ne pas trop se vanter de cette victoire.

Le Cameroun (l'orthographe « Kamerun » est celle choisie par les nationalistes) était une colonie allemande, que les français et les anglais se sont partagé après la première Guerre mondiale. En théorie, il s'agissait juste d'un mandat de la SDN, puis de l'ONU et la Cameroun n'était pas officiellement une colonie. En pratique, l'exploitation du pays ne fut guère différente de ce qui arriva dans les autres colonies d'Afrique. Dans les années 50, un mouvement nationaliste, analogue à celui qui apparaissait dans d'autres pays occupés, se développa, et se rassembla dans l'Union des Populations du Cameroun (UPC, dirigée par Ruben Um Nyobe, qui sera assassiné en 1958). Tout de suite, les colons français décidèrent que cette UPC n'était pas fréquentable, ne pouvait pas être retournée (comme l'a été le RDA de Houphouët-Boigny) et la guerre commença très rapidement. Ce fut une guerre coloniale classique, avec regroupements forcés de la population, massacres un peu partout, utilisation massive de collaborateurs locaux pour accomplir le sale boulot, tortures et assassinats. Cette guerre se déroulant sans témoins (l'ONU, normalement en charge de la tutelle, avait choisi de fermer les yeux), il est très difficile, même aujourd'hui, d'en tirer un bilan quantitatif. Le nombre total de morts de la guerre restera ainsi sans doute à jamais inconnu. (Les auteurs notent avec honnêteté quand ils n'ont pas pu établir un fait ou un chiffre ; c'est ainsi que l'utilisation du napalm par l'aviation française, dénoncée par les nationalistes, n'a pu être prouvée.) Il n'y a sans doute pas eu de tentative de génocide, mais il ne s'agissait pas non plus d'une « simple opération de police » contre « des bandits isolés » mais d'une vraie guerre, notamment en Sanaga-Maritime et en pays bamiléké.

Cette guerre resurgit aujourd'hui à travers l'enquête menée par les auteurs, deux journalistes et un historien. Ils ont fouillé les archives (qui ne contiennent pas tout, notamment les opérations menées par les forces supplétives sont nettement moins documentées), et interrogé de nombreux témoins et combattants. Il était temps : au moins un d'entre eux, le général Lamberton, est mort juste avant que les auteurs ne lui demandent ses souvenirs. Il ne « parlera » que via les notes qu'il prenait en marge des livres de sa bibliothèque... Mais beaucoup d'autres ont parlé, des deux côtés, et permettent ainsi de mieux comprendre l'ampleur de la guerre qui fut menée pour empêcher une vraie indépendance.

Car le Cameroun a fini par devenir indépendant : l'UPC sérieusement affaiblie, la France a fini par accorder l'indépendance à sa colonie, en 1960, avec un gouvernement qui, contrairement à l'UPC, comprenait les intérêts français, un vrai gouvernement françafricain. L'« indépendance » n'a pas mis fin à la guerre. Celle-ci a au contraire continué, menée cette fois officiellement par l'armée camerounaise, encadrée de près par l'armée française. Les derniers maquis n'ont été détruits que dix ans après.

Aujourd'hui, tout cela semble bien lointain, les acteurs de l'époque sont morts ou sont aujourd'hui à la retraite. Mais le système françafricain tient toujours, ainsi qu'un de ses mythes fondateurs comme quoi les indépendances en Afrique noire auraient été acquises pacifiquement. C'est donc une bonne chose que les auteurs aient sérieusement enquêté sur cette guerre, avant que toutes les traces soient effacées. « Quand le lion aura sa propre histoire, l'histoire ne sera plus écrite par le chasseur. »

Le livre est completé par un site Web, où on trouve par exemple les vidéos des interviews réalisés pour le film.


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Fiche de lecture : The Haskell school of expression

Auteur(s) du livre : Paul Hudak
Éditeur : Cambridge University Press
978-0-521-64408-2
Publié en 2000
Première rédaction de cet article le 17 mai 2011


Allez, encore un livre sur le langage de programmation Haskell. Celui-ci est intermédiaire entre « Real-world Haskell », très concret, ou « Haskell: the craft of functional programming », bien plus abstrait.

L'auteur a choisi une approche pédagogique simple et relativement originale (surtout dans le monde de la programmation fonctionnelle, où les exemples sont plus souvent empruntés aux mathématiques). Il utilise Haskell pour faire des dessins et toutes les notions essentielles du langages sont introduites via leur utilisation dans le monde du graphique. De l'affichage de formes simples :

data Shape = Rectangle Side Side 
           | ... autres formes

area :: Shape -> Float
area (Rectangle s1 s2) = s1 * s2

jusqu'aux monades qui servent pour modéliser les animations. Cette utilisation du graphique rend les exercices plus rigolos, avec comme récompense de belles images (voyez les démos).

Les graphiques sont rendus en utilisant la bibliothèque SOEGraphics (développée pour ce livre). À l'époque de la parution du livre, elle n'existait que sur Windows mais elle marche désormais ailleurs. Les exemples de code sont disponibles en ligne. On trouve plusieurs autres ressources (transparents pour un cours, correction des exercices) sur le site du livre. Bref, on est vraiment dans le concret.

Deux exemples complets et plus complexes figurent à la fin, un tiré de la musique (et très difficile à lire, même pour un musicien, car le texte en anglais utilise les notations musicales états-uniennes) et un langage de commande d'un robot.

En résumé, un livre que je recommenderai pour apprendre Haskell. On peut utiliser ensuite les deux autres cités plus haut pour approfondir, respectivement l'interface avec le monde réel, et les bases théoriques.


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Fiche de lecture : Programmer en Erlang

Auteur(s) du livre : Francesco Cesarini, Simon Thompson
Éditeur : Pearson
978-2-7440-2445-0
Publié en 2010
Première rédaction de cet article le 2 mars 2011


Ce livre est un des premiers sur Erlang en français (je n'ai pas lu celui de Mickaël Rémond). Le langage de programmation Erlang occupe une niche originale en étant à la fois un langage fonctionnel et un langage parallèle. Ses promoteurs le disent particulièrement adaptés aux grands systèmes temps-réel complexes, comme les autocommutateurs d'où il vient. Mais Erlang a aussi été utilisé pour des serveurs Internet qu'on peut installer sur ses machines Unix normales, comme la base de données NoSQL CouchDB ou comme le serveur XMPP ejabberd.

D'abord, un mot sur le livre, avant de revenir au langage. [Pour information : j'ai reçu un exemplaire gratuit de l'éditeur, en tant que blogueur supposé influent.] Il est écrit en anglais par deux spécialistes du langage. Ceux-ci ne manquent pas d'humour autocritique comme le montre l'exercice 17.4 « Des deux auteurs du livre, qui est celui qui a réussi à provoquer tout seul une panne d'un réseau mobile au niveau national en utilisant sans précaution l'outil de trace dbg ? ». Leur livre couvre tous les aspects, aussi bien sur le langage lui-même, que sur des questions de plus haut niveau, comme les patrons de conception pour la programmation parallèle, les bonnes pratiques pour la gestion des erreurs, et les détails pratiques (comme le débogueur, cité dans l'exercice ci-dessus) ou les logiciels auxiliaires comme le système de documentation EDoc. Le livre est très concret, plein d'exemples (qui marchent) et d'exercices. Cela va jusqu'à du code pour décoder les paquets TCP, qui vous donnera une bonne idée des capacités « bas niveau » d'Erlang. Avec Erlang, on fait du pattern matching même sur les bits entrants. Si vous avez passé une journée à faire de l'ISO 9001, ce livre est un excellent traitement à prendre dans la soirée. Compte-tenu à la fois de l'importance de ce domaine pour Erlang, et de sa relative difficulté, je préviens que la programmation parallèle occupe une grande part du livre.

La traduction est d'Éric Jacoboni, un vieux de la vieille, un expert qui a déjà produit de très nombreuses documentations et livres. (Pour les amateurs de souvenirs, voir sa documentation sur sendmail.) Il s'est bien tiré des défis habituels de la traduction de livres techniques en français. Les exemples ont ainsi reçu des noms de variables, de types et de fonctions en français, ce qui aide à les différencier facilement des mots-clés (Erlang n'a pas de règle pour différencier une fonction définie par l'utilisateur de celles du système). On a donc des « processus ouvriers » (je n'ai pas vérifié dans le texte original, je suppose que c'étaient des worker thread), des enregistrements et pas des records et on se lie au lieu de se binder. Certains termes ne sont pas traduits mais toujours pour de bonnes raisons. Ainsi, les fun (les lambda d'Erlang) gardent leur nom, puisque c'est aussi un mot-clé. Le pattern matching, concept essentiel en Erlang, garde prudemment son nom. Plus curieusement, les compétitions sont restées des races.

Le contenu du livre est globalement de très bonne qualité. La seule erreur que j'ai trouvée est l'amusante bogue en bas de la page 459, où une note du relecteur est restée dans la version imprimée. En revanche, la qualité physique du livre est plus contestable : plusieurs pages ne sont tout simplement pas fixées et partent spontanément. À l'heure où les livres papier sont tant menacés par le numérique, c'est un problème sérieux, s'ils ne sont même pas pratiques à utiliser.

Et le langage lui-même ? Erlang est très déroutant pour celui qui vient des langages impératifs traditionnels comme C. Ainsi, on ne peut lier une valeur qu'à une variable (qui commence par une majuscule) :

> A = 4.
4

> a = 4.
** exception error: no match of right hand side value 4

C'est logique, mais le message d'erreur est déroutant !

Autre sujet d'étonnement si on a lu trop vite l'excellente section sur le pattern matching :

> {Foo, Bar} = {1, 2}.
{1,2}

> {Foo, Bar} = {3, 4}.
** exception error: no match of right hand side value {3,4}

> {Foo, Bar} = {1, 2}.
{1,2}

Comme dans beaucoup de langages fonctionnels, on ne peut en effet affecter une valeur à une variable (on dit lier) qu'une fois. Mais Erlang est plus intelligent que ça, on peut affecter plusieurs fois, si c'est à la même valeur (car l'affectation n'est qu'un cas particulier du pattern matching). C'est donc pour cela que le troisième cas réussit.

Globalement, le langage est très intéressant (je n'écris pas « prometteur » : Erlang est un vieux langage même s'il est encore peu connu), utilisable dès aujourd'hui pour des projets réels et ce livre est un très bon moyen de s'y plonger. Je le recommande à tous les programmeurs, pour élargir leur perspective sur la programmation.

Sur ce créneau de langages de (relativement) bas niveau, avec parallélisme intégré, le principal concurrent d'Erlang est sans doute Go dont j'ai déjà parlé. Tout le monde n'aime pas forcément Erlang et la critique la plus argumentée que j'ai vue est « What Sucks About Erlang ». Un bon article de défense d'Erlang est « An Open Letter to the Erlang Beginner (or Onlooker) ».


La fiche

Fiche de lecture : Through the language glass

Auteur(s) du livre : Guy Deutscher
Éditeur : Metropolitan Books
978-0-8050-8195-4
Publié en 2010
Première rédaction de cet article le 6 février 2011


Il y a depuis longtemps en linguistique un débat sur l'hypothèse de Sapir-Whorf. Celle-ci a plusieurs formes possibles (Sapir et Whorf n'utilisaient pas la même). Une version modérée de cette hypothèse est de dire que la langue qu'on parle influence le cours des pensées. Une version plus extrême est d'affirmer que la langue parlée rend difficile, voire empêche complètement d'exprimer certaines idées. Quel est aujourd'hui l'avis de l'auteur, le linguiste Guy Deutscher ?

La linguistique, comme toutes les sciences humaines, aime bien les longues polémiques détachées de tout fait précis. Car enfin, comment savoir si la vision du monde des Hopis, leur philosophie, est due au fait que le verbe et l'action sont souvent fusionnés dans leur langue (comme dans le français « il pleut » alors que l'hébreu dit « la pluie tombe ») ? Ne sachant pas réellement ce qui se passe dans le cerveau, on ne peut souvent faire que des hypothèses, souvent fortement teintées idéologiquement (ainsi, les langues des peuples premiers étaient vues autrefois comme inférieures et peu dignes d'intérêt, alors qu'on a souvent tendance depuis les années 60 à les voir au contraire comme le véhicule de sagesses ancestrales). Deutscher ne se prive donc pas des polémiques de bas niveau et des règlements de compte.

Mais ce n'est pas l'intérêt de son livre. Sa valeur vient du fait que, depuis dix ou vingt ans, des expériences astucieuses ont permis, sinon de répondre définitivement à l'hypothèse de Sapir-Whorf, du moins d'être affirmatif à juste titre, dans certains cas. Ainsi, on a maintenant une meilleure idée des conséquences de certaines règles linguistiques sur la pensée humaine, et Deutscher développe trois exemples : l'orientation dans l'espace, la couleur et le genre.

Avant de résumer ces trois cas, un petit retour sur l'hypothèse de Sapir-Whorf. Sa forme la plus radicale dit donc que les concepts inexistants dans une langue ne peuvent tout simplement pas être pensés. C'est cette idée qui inspire le dictateur de 1984 pour créer une novlangue d'où des termes comme « liberté » ont été bannis. Son idée, qu'on peut qualifier de « grossièrement whorfienne » est que l'absence du mot empêchera les esclaves de penser à la révolte. Cette hypothèse là est clairement fausse : après tout, les mots ne sont pas de tout temps, ils ont tous été créés à un moment ou à un autre. De même que « liberté » ou « démocratie » ont été inventés un jour, de même pourraient-ils être réinventés si un dictateur voulait civiliser la langue française en l'épurant des mots qui donnent de mauvaises idées aux sujets.

Mais la création de néologismes n'est même pas nécessaire : si un concept n'a pas de mot, il peut quand même être décrit par périphrase, et il peut même être utilisé sans avoir de nom. Deutscher dit que l'absence de traduction du terme allemand « schadenfreude » en français ne signifie évidemment pas que les français soient incapables de se réjouir des malheurs d'autrui...

Alors, une fois éliminée la version simpliste de l'hypothèse de Sapir-Whorf, que reste-t-il ? Eh bien, pour résumer l'analyse de Deutscher, les langues n'ont pas tellement d'influence par ce qu'elles empêchent de dire (puisque n'importe quel concept peut être exprimé dans n'importe quelle langue, même s'il n'a pas de mot au début) mais par ce qu'elles obligent à préciser, et qui peut rester non spécifié dans d'autres langues.

Deutscher fournit trois exemples où des expériences ont pu montrer une influence de la langue sur la pensée. Le premier est la question de l'orientation dans l'espace. Dans la grande majorité des langues du monde, comme en français, on peut décrire une position par des coordonnées égocentriques (établies par rapport à un être humain), par exemple « Il y a une araignée près de ton pied droit » ou « Vas tout droit, puis tourne à droite à l'arbre puis à gauche avant la rivière », ou bien par des coordonnées géographiques (« Dunkerque est au nord de Barcelone » ou « Suivez le cap 340 »). En général, on utilise les coordonnées égocentriques pour les cas où on est proche, et les géographiques pour les grandes distances. Il ne viendrait à l'idée de personne de dire « Il y a une araignée près de ton pied nord ». Mais justement si ! Il existe plusieurs peuples, dont le plus étudié est celui des Guugu Yimithirr, qui n'utilisent que des coordonnées géographiques et qui racontent un naufrage avec des expressions comme « Je suis tombé du côté Est du bateau et Jim du côté Ouest. Un requin était au Nord mais il n'a pas attaqué. » Comment font-ils pour être conscients en permanence des points cardinaux, même dans l'eau, avec un requin tout proche ? Et, surtout, cela influence-t-il leur mode de pensée ?

Si la réponse à la première question est plus simple qu'il n'y paraît (un entrainement constant depuis le plus jeune âge, comme pour n'importe quelle langue humaine), la deuxième pose plus de problèmes. En linguistique, il est plus difficile de tester ses hypothèses qu'en physique. Une des expériences qui a finalement donné le plus de résultats (par Stephen Levinson) était de placer des objets sur une table, puis de les changer, en gardant leurs relations égocentriques, mais en faisant varier leurs relations géographiques, puis l'inverse. Ainsi, un objet reste à gauche d'un autre mais, la table étant tournée, il passe du Nord au Sud de l'objet de référence. Si on demande à des Guugu Yimithirr de décrire s'il y a eu changement des positions ou pas, ils donnent des réponses inverses à celles des européens. Des notions comme « rien n'a changé sur cette table » dépendent donc de la langue qu'on parle... (Cf. « Language and cognition: The cognitive consequences of spatial description in Guugu Yimithirr ».)

Autre exemple, les couleurs. Au 19ème siècle, Gladstone avait étonné les érudits de cette époque avec une analyse de l'œuvre d'Homère où il expliquait que les anciens grecs ne voyaient pas les couleurs comme nous et étaient notamment insensibles au bleu et au vert. Son raisonnement s'appuyait sur le fait qu'Homère utilise beaucoup de formules qui indiquaient un drôle de sens des couleurs (« la mer couleur du vin », « le ciel violet sombre ») et sur la conviction bien ancrée à l'époque comme quoi les différences entre les peuples ne pouvaient pas venir de la culture, seulement de différences physiques. À l'époque, les conclusions de Gladstone avaient été très contestées (« Homère était aveugle, donc il n'est pas représentatif des grecs de son époque ! » ou « Homère était un poète, la mer couleur du vin était juste une licence poétique ! ») mais Deutscher explique qu'aujourd'hui on pense que les faits constatés par Gladstone sont réels (Homère n'était pas aveugle, comme le montrent les nombreuses et vivantes descriptions qu'il fait, et il n'utilise pas de telles licences poétiques pour autre chose que les couleurs) mais Gladstone a inversé l'effet et la cause. L'ancien grec manquait de termes pour décrire les couleurs, surtout celles qu'on ne savait pas reproduire artificiellement à l'époque, et ce manque entraîne une certaine indifférence aux couleurs de la part de l'aède.

Comment prouver qu'un vocabulaire différent influence la perception des couleurs alors que, on le sait aujourd'hui, tous les êtres humains ont le même système visuel ? En demandant à des anglophones et des russophones de dire si deux couleurs sont différentes ou pas et en mesurant, non pas la réponse (identique pour tout le monde, en raison de l'unité physique de l'espèce humaine) mais le temps de réponse. Le russe a deux mots pour le bleu (голубой pour du bleu clair et синий pour du bleu plus soutenu). Or, l'expérience décrite dans « Russian blues reveal effects of language on color discrimination » montre que, si les russophones et les anglophones ont des temps de réponse identiques lorsque les deux couleurs sont toutes les deux du голубой ou bien toutes les deux du синий, en revanche, les russophones prennent plus de temps si les deux couleurs sont objectivement proches (tel que mesuré par un spectromètre) mais décrites par des mots différents. La seule différence linguistique se traduit donc par une différence de perception.

Dernier cas présenté par Deutscher, celui du genre. On sait que le français a deux genres, masculin et féminin. L'anglais ajoute le neutre et les anglophones ont toujours du mal à apprendre quel est le « sexe » de chaque objet. De la même façon, les francophones ont du mal avec l'allemand, sexué de la même façon, mais où chaque objet a un autre genre. Le monde du genre ne se limite pas au masculin, au féminin et au neutre et Deutscher cite l'exemple du guragone où il existe un genre distinct pour les légumes, et où le mot erriplen (qui veut dire avion) est de ce genre (suite à une évolution compliquée).

Est-ce que ce système de genres, et les classifications qui en résultent, influencent la pensée ? Plusieurs expériences semblent indiquer que oui. Ainsi, si on demande à des hispanophones et des germanophones de citer des adjectifs associés à certains objets, les hispanophones citent des qualités « masculines » (fort, résistant) pour un pont (el puente) et les germanophones des qualités « féminines » (beau, élégant) pour le même objet (die Brucke). Il peut être difficile d'en tirer des conclusions fermes (d'autant plus que Deutscher oublie de rappeler que la liste des qualités « masculines » ou « féminines » varie également selon les cultures et les époques...) Une meilleure expérience, faite par Maria Sera, ne mettant pas en jeu de préjugés sur les hommes et les femmes, et plus récente, fut de demander à des francophones et des hispanophones de choisir parmi plusieurs voix d'acteurs et d'actrices pour faire parler des objets qu'on leur présentait. Les francophones choisirent un acteur mâle pour le lit et les hispanophones une actrice pour la cama. Et ce fut l'inverse pour la fourchette et el tenedor. Conclusion : il semble bien que les choix effectués par la langue influencent le processus de pensée.

Il y a bien d'autres points sur lesquels les langues diffèrent, et dont il semble a priori évident qu'ils peuvent avoir une influence sur nos pensées. Mais l'auteur est prudent et fait bien la différence entre les cas où il y a eu des expériences et des résultats (comme les trois cas cités plus haut) et ceux où les seules conclusions sont subjectives. Ainsi, les obligations grammaticales du témoin (comment sait-on que le fait qu'on rapporte est vrai ?) varient beaucoup selon les langues. En français, nulle obligation d'indiquer les preuves dans une affirmation (« Un gros animal est passé près de la rivière ») alors que Claude Hagège, dans son livre « Le dictionnaire amoureux des langues » cite de nombreux cas de langues où une telle précision est obligatoire dans la grammaire (par exemple par l'utilisation de temps différents selon qu'on a été un témoin direct ou pas).

Il semble aller de soi que l'obligation de mentionner systématiquement les preuves à l'appui d'une affirmation peut influencer le mode de pensée des locuteurs de cette langue, mais personne n'a apparemment encore conçu et exécuté une expérience qui permettrait d'apporter des preuves.

À noter, pour conclure, qu'il existe un langage qui a été entièrement conçu pour tester l'hypothèse de Sapir-Whorf, le lojban. Mais son succès limité ne lui a pas permis de remplir ce rôle...


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Fiche de lecture : Le président des riches

Auteur(s) du livre : Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot
Éditeur : Zones / La découverte
978-2-35522-018-0
Publié en 2010
Première rédaction de cet article le 2 janvier 2011


Les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot sont désormais à la retraite et leur dernier livre, « Le président des riches », est nettement moins technique que les précédents (comme l'excellent « Les ghettos du gotha ») et plus militant. Il s'agit d'expliquer le fonctionnement de la présidence Sarkozy et de la façon dont le gouvernement de ce dernier pratique une politique pro-riche (ce qui n'est pas nouveau) et s'en vante lourdement (c'est, par contre, une innovation).

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot décrivent en détail plusieurs affaires emblématiques de la France de Sarkozy : le bouclier fiscal, la gestion de l'EPAD (où la nomination du fils à papa n'était que l'aspect le plus spectaculaire mais pas forcément le plus important), la gestion de la publicité sur les chaînes de télévision publiques, le cumul d'une activité politique et d'une activité d'avocat d'affaires par Sarkozy, la soi-disant suppression des paradis fiscaux, etc. À chaque fois, un lien directeur, « Les riches, premiers servis ». Si cette politique n'est pas originale (et les auteurs notent qu'il y a peu de chances que le Parti Socialiste fasse différemment, s'il arrive au pouvoir), Sarkozy est de loin le président qui l'a revendiqué le plus ouvertement, gênant même les familles riches traditionnelles par sa grossièreté de nouveau riche bling-bling (« Si on n'a pas une Rolex à cinquante ans, on a raté sa vie », comme le dit un de ses fidèles soutiens).

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot font un utile travail de retour sur les événements lorsqu'il s'agit de sujets sur lesquels les annonces sensationnalistes avaient rarement été suivies de bilans précis. Ainsi, bien que Sarkozy ait annoncé en octobre 2009 qu'il avait supprimé les paradis fiscaux, peu de journalistes sont allés enquêter un ou deux ans après : ils auraient pourtant pu constater que les supprimés étaient bien actifs comme avant... De même, leur étude très fouillée de la gestion de la Défense montre que la candidature ridicule et népotiste de Jean Sarkozy a aussi servi de cirque médiatique, permettant de masquer la mainmise de l'État et de la Sarkozie sur le site et sur les communes environnantes, dépouillées de toute prérogative dans la gestion de leur propre territoire.

Que faire, se demandent les auteurs à la fin ? Simplement faire comme les riches, la seule classe sociale qui applique strictement les principes marxistes-léninistes : conscience de soi, réglement des conflits en interne (avez-vous vu comme l'affaire Bettencourt a disparu des gros titres ?), parti politique représentant ses intérêts, militantisme très actif dans tous les lieux de pouvoir possibles... Si les autres classes sociales faisaient preuve de la même solidarité, le changement serait possible.


La fiche

Fiche de lecture : In the land of invented languages

Auteur(s) du livre : Arika Okrent
Éditeur : Spiegel & Grau
978-0-385-52788-0
Publié en 2009
Première rédaction de cet article le 1 janvier 2011


Il y a déjà eu plusieurs livres consacrés aux langues construites, ces langues créées de toutes pièces pour essayer d'effacer Babel, pour faire progresser la science, ou tout simplement par intérêt intellectuel. Le livre d'Arika Okrent, écrit par une linguiste mais accessible à tous, se distingue par un ton léger, plein d'anecdotes amusantes mais aussi une réflexion sur ce processus de création. L'auteur a de la sympathie pour les inventeurs mais aucune illusion quant à leurs chances de succès : inventer une langue est une chose, faire qu'elle soit adoptée en est une autre. D'autant plus que bien des inventeurs, tout à leur passion, en oublient la simple utilisabilité... Et qu'ils ont souvent une approche trop rationnelle, croyant qu'une langue est meilleure si on la conçoit scientifiquement, sans se demander si les bizarreries des langues naturelles ne sont pas indissociables de leur utilité.

Depuis la première que l'histoire a enregistré, la Lingua Ignota d'Hildegarde de Bingen, il y a eu tellement eu de langues construites qu'on ne peut pas les mentionner toutes. Dans son court livre, Okrent se focalise sur quelques langues :

L'auteur a à chaque fois essayé d'apprendre la langue en question et d'écrire au moins un court texte. Ses récits de débutante sont la meilleure part du livre. Ce n'était pas un apprentissage facile car certaines de ces langues n'ont manifestement jamais été testées par leur concepteur avant d'être publiées. Okrent compare ainsi le fait de parler en Lojban à de la programmation plus que de la conversation : il faut très soigneusement réflechir à chaque détail de la phrase, tout a son importance, mais lorsqu'on y arrive, on est très fier.

Mais les langues construites sont aussi une aventure humaine et Arika Okrent décrit sans complaisance les inventeurs, dont certains poussaient très loin la trollitude. C'est ainsi que James Brown, par exemple, kidnappera son enfant suite à une dispute conjugale, et lui déniera tout contact avec sa mère pendant des années. D'autre part, et comme Charles Bliss, il passera l'essentiel de son temps à faire des procès à tous ceux qui essayaient d'adopter son système, en décourageant ainsi la plupart (c'est de là que vient la création du Lojban, Brown ayant déposé la marque Loglan...)

Depuis qu'on crée des langues, y a-t-il eu des changements ? Oui, dit l'auteur : elle distingue trois phases dans la riche histoire des langues construites. La première, vers les 17ème et 18ème siècles, nourrie de la Raison, a essayé de construire une langue qui exprimerait parfaitement les concepts. L'idée-force de cette phase, dont le meilleur représentant était Wilkins, était que les langues naturelles sont un obstacle à la communication par leur manque de précision (par exemple, un mot peut signifier plusieurs choses) et que la langue parfaite devait être conçue en commençant par une tentative (héroïque mais évidemment vaine) de classifier tous les concepts possibles (des plus concrets aux plus abstraits), concepts qu'il suffirait ensuite d'utiliser.

La seconde phase, essentiellement vivante au 19ème siècle et connue surtout par le volapük et l'espéranto, est plus pragmatique : il ne s'agit plus de faire une langue parfaite mais de faire une langue qui soit utilisable par tous. L'idée est politique : si les hommes parlent la même langue, ils se feront moins la guerre. Cette idée très 19ème, période de guerres violentes entre les États-nations en construction ou déjà établis, se comprend mieux lorsqu'on sait que dans la ville natale de Zamenhof, quatre communautés linguistiques étaient présentes, et pas dans une bonne entente...

Contrairement aux concepteurs de la première phase, qui se focalisaient sur la perfection de leur œuvre, l'adoption devant ensuite suivre naturellement, ceux de la deuxième phase ont une approche plus militante et passent beaucoup de temps, à promouvoir leur langue, par l'exemple et la conviction.

Et la troisième phase ? Présente essentiellement au 20ème siècle, elle a souvent renoncé à avoir trop d'ambitions : désormais, l'adoption par les masses est secondaire, on conçoit des langues pour s'amuser, pour tester une idée scientifique (ce fut le cas du Loglan), pour une série télévisée (le Klingon). Loin des anciennes rivalités entre langues construites (chacune essayant d'attirer davantage de locuteurs), cela devient même un sujet de rassemblement, comme les conférences de conlangers, où on échange sur les meilleures techniques de création de langues...

Parmi les autres ouvrages sur le sujet des langues construites, on cite souvent « La quête d'une langue parfaite dans l'histoire de la culture européenne » d'Umberto Eco mais je ne l'ai pas encore lu...


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