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Fiche de lecture : La boîte à outils de la créativité

Auteur(s) du livre : Edward de Bono
Éditeur : Eyrolles
978-2-212-55658-2
Publié en 2004
Première rédaction de cet article le 27 juin 2015


C'est l'année dernière à Paris-Web que j'avais reçu ce livre. Après chaque conférence, l'orateur choisissait une personne du public qui avait posé une question particulièrement pertinente, et c'était moi (je suis désolé, j'ai oublié la question que j'avais posé). Mais je ne suis pas sûr que le choix des livres ait toujours été pertinent...

Ceci dit, sans Paris-Web, je n'aurais jamais pensé à lire ce livre. C'est un de ces ouvrages de consultant, écrit par un gourou qui passe son temps à expliquer à des gens comment être plus... efficace, productif, créatif, même. Je suis toujours surpris qu'on se moque des peuples premiers qui ont des sorciers pour faire venir la pluie ou faire en sorte que la chasse soit favorable, mais que des entreprises par ailleurs souvent sérieuses dépensent des sommes importantes pour payer ces gourous dont la seule compétence est le talent à faire croire qu'ils servent à quelque chose. À chaque fois, ils me font penser au sorcier Shadok à qui un sceptique reprochait de ne pas faire de miracles et qui répondait « 25 ans que je fais se lever le soleil tous les matins : pas un échec ». De nos jours, dans les pays riches du monde, on ne croit plus aux sorciers ou aux prêtres mais on n'est pas devenu plus intelligent pour autant : on croit aux gourous.

Pourtant, celui-ci fait des efforts pour qu'on évite de le prendre au sérieux. Il utilise plein d'exemples enfantins et j'ai du mal à croire qu'une assemblée de cadres supérieurs et de dirigeants, dans un grand hôtel international, ait pu suivre sans rire ses exercices de pseudo-psychologie avec les chapeaux jaunes et les chapeaux noirs...

Ce gourou est tellement convaincu de son importance qu'il n'a pas peur de lasser la patience de ses lecteurs avec ses diatribes contre les méchants plagiaires qui lui piquent ses remarquables idées (il y a vraiment des gourous secondaires, qui utilisent les chapeaux jaunes et les chapeaux noirs sans payer de droits d'auteurs ?) Pas une seconde, il ne se demande si celui qui a acheté (ou, dans mon cas, reçu) son livre n'a pas autre chose à faire que de lire ses plaintes.

Et, puisqu'on parle de fric et de droits, il est également significatif que de Bono parle pendant 450 pages de méthodes pour augmenter la « créativité » sans jamais s'interroger sur le but, sur le pourquoi. On rassemble des gens devant le gourou, il les fait travailler avec des exercices de l'école maternelle, mais jamais il ne les laisse ébrécher le tabou : on peut discuter des moyens pour atteindre le but (vendre plus de voitures, ou plus de hamburgers) mais jamais du but lui-même...

Preuve de son efficacité de vendeur, la page du Wikipédia francophone qui lui est consacrée est un article publicitaire « Ses techniques sont relativement simples d'usage et d'une bonne efficacité pratique » (le Wikipédia anglophone est plus prudent). Bref, une brochure commerciale pour ses activités de consultant, mais certainement pas un livre.


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Fiche de lecture : Charles Martel et la bataille de Poitiers, de l'histoire au mythe identitaire

Auteur(s) du livre : William Blanc, Christophe Naudin
Éditeur : Libertalia
9-782918-05-9608
Publié en 2015
Première rédaction de cet article le 3 juin 2015


En décembre 2013, le magazine de droite extrême Valeurs actuelles annonçait en couverture qu'on massacrait l'histoire de France et qu'on en faisait disparaitre les héros. L'image montrée était celle de Charles Martel, lors de la bataille de Poitiers. L'idée développée par le polémiste de droite était que Charles Martel avait toujours été une référence essentielle de l'histoire de France, et que « la gauche » tentait de le faire oublier. La plupart des discussions autour de cette idée opposaient les pro et les anti-Charles Martel, ceux qui se félicitaient de son rôle de défenseur de l'Occident chrétien, et ceux qui ne voyaient en lui qu'un militaire massacreur parmi d'autres. Mais ce livre de Blanc et Naudin aborde le problème d'une autre façon : non pas en se demandant qui était vraiment Charles Martel, mais en examinant son image, du Moyen Âge à nos jours. Car Valeurs actuelles se trompe dès ses prémisses : loin d'être un héros antique, Charles Martel est une invention récente.

La première partie du livre, la plus courte, analyse les faits historiques. Le problème est qu'on ne sait pas grand'chose. Il n'y a quasiment pas de sources arabes, et les sources franques sont peu nombreuses et bien postérieures à la bataille. Il est donc difficile de dire qui était vraiment Charles Martel. Des questions historiques comme « les Arabes faisaient-ils un simple raid de pillage, ou bien était-ce une invasion en bonne et due forme avec intention de s'installer ? » ne reçoivent pas de réponse satisfaisante.

Mais c'est la deuxième partie du livre qui est la plus intéressante, celle consacrée à l'image de Charles Martel. A-t-il été célébré comme un héros chrétien et européen pendant tout le Moyen Âge ? Loin de là. Dès le début, Charles Martel est contesté, même dans son « camp », celui du christianisme. Le héros n'était pas du genre à se confire en dévotion et, lorsqu'il fallait s'attacher la loyauté des soldats, il pillait les églises pour récolter des fonds. Une des images du Moyen Âge reproduites dans le livre le montre brûlant en enfer, une autre représente un évêque le piétinant... Le « héros de la chrétienté » n'a donc pas toujours été présenté comme cela, loin de là. Son succès médiatique, son aura de défenseur de l'Europe, qui lui a évité de devenir musulmane, ne date que du 19è siècle, notamment via Chateaubriand.

Il faut dire aussi que la vision de la bataille de Poitiers comme le choc de deux groupes complètement opposés, chrétiens contre musulmans, Européens contre Africano-Asiatiques, est elle-même construite historiquement. Dans les images du Moyen Âge représentant la bataille, rien ne distingue les deux camps (contrairement aux croisades, où les signes religieux se font ostentatoires). C'est, là encore, au 19è siècle que chaque camp acquiert ses attributs distinctifs, le sabre courbe des arabo-berbères et leur turban, les croix bien visibles des Francs (et le fameux marteau, absent autrefois puisque Charles, en bon guerrier franc, utilisait probablement une hache). L'étude des représentations graphiques de la bataille est, je trouve, la partie la plus intéressante du livre. L'imagerie pieuse illustrée par un fameux tableau est donc très récente, et date d'une époque où l'Occident chrétien l'était déjà beaucoup moins.

Cette vision ethnico-religieuse est d'autant plus anachronique que, aux différentes époques, chacun a accommodé Charles Martel à sa sauce et a tenté de l'enrôler dans la guerre du moment. Sous la IIIè République, le vainqueur des Arabes était plus souvent cité pour ses combats contre d'autres tribus germaniques, Alamans ou Saxons : le péril principal était de l'autre côté de la ligne bleue des Vosges. Et le raciste Drumont, dans un article, fait de Charles Martel un combattant contre... les Juifs.

Les auteurs n'analysent pas que les images, ils se livrent aussi à une intéressante étude d'image de marque, en comptant les mentions des différents héros dans les livres. Charles Martel est très loin dans le classement, qui est dominé par Jeanne d'Arc, suivie, mais de loin, par des personnages comme Roland ou Du Guesclin. Là encore, c'est l'époque moderne qui a fait de Charles Martel le héros de l'extrême-droite, ce n'est pas l'histoire.


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Fiche de lecture : Hadopi - Plongée au cœur de l'institution la plus détestée de France

Auteur(s) du livre : Tris Acatrinei
Éditeur : Fyp
978-2-36405-101-0
Publié en 2013
Première rédaction de cet article le 6 avril 2015


Qui s'intéresse encore à l'HADOPI ? Cette institution, créée pour plaire aux ayant-trop-de-droits qui veulent à tout prix maintenir leur modèle économique existant, a été en effet « l'institution la plus détestée de France », au moins chez les internautes. Depuis, nous avons eu les révélations de Snowden sur la NSA, la censure administrative du Web, le projet de loi Renseignement et l'HADOPI semble, par comparaison, bien inoffensive. Pourtant, c'était une des institutions qui ont pavé la voie pour un contrôle de plus en plus étroit de l'Internet par l'administration et, à ce titre, il est toujours utile de suivre son histoire. Ce récit très vivant par une ex-employée de l'HADOPI est toujours intéressant à lire. (Le site officiel.)

C'est que l'HADOPI a eu une histoire compliquée, hésitant entre jouer franchement son rôle de méchant, chargé de la répression des tentatives de partage de la culture, et faire semblant d'être une organisation progressiste, défrichant des nouvelles voies, faisant de la pédagogie, développant des nouveaux moyens de diffuser la culture. Plusieurs personnes de bonne volonté se sont fait prendre à ce discours et ont choisi de donner un coup de main pendant un certain temps à l'HADOPI (notamment dans ses « Labs »). L'auteure de ce livre, elle, a été recrutée pour le plus beau métier du monde : community manager, elle était chargée de défendre la HADOPI face à ces internautes que l'institution était chargée de persécuter.

Difficile de tirer un bilan de cette courte expérience : malgré un budget démesuré, l'HADOPI ne s'est jamais lancé dans des projets vraiment ambitieux (par exemple développer l'offre légale...) Détestée des internautes, ridiculisée par des campagnes de publicité lamentables, ou par des projets sans suite (comme le label PUR, pour lequel j'avais failli remplir un dossier, pour que ce blog soit labelisé...), vite rejetée par les ayant-tous-les-droits qui la trouvaient pas assez répressive, l'HADOPI ne laissera que le souvenir d'un grand gaspillage.

L'intérieur ne vaut pas l'extérieur et Tris Acatrinei raconte tout ce qui avait aussi plombé l'HADOPI en interne : bureaucratie incompréhensible, règles administratives ultra-contraignantes qui bloquaient bien des projets, luttes entre services, les ingrédients habituels d'une administration. Son récit du cheminement d'un simple article de blog, qui devait être validé à l'issue d'un long processus (utilisant le papier, bien sûr), illustre bien le décalage entre l'administration française et l'Internet.

Bien sûr, tout n'était pas de la faute de l'HADOPI. Tris Acatrinei décrit bien l'étonnant maquis des intermédiaires de la culture, comme ces innombrables organisations qui collectent l'argent à la place des créateurs, bénéficient d'un statut bizarre (organisations de droit privé mais bénéficiant d'un monopole public) et s'opposent à tout changement, sauf s'il va encore plus loin dans la protection de leurs droits (qui ne sont évidemment pas ceux des auteurs).

L'auteure remet bien la question, finalement très secondaire, de l'HADOPI en perspective : elle rappelle la genèse de cette organisation, au milieu de tous les débats qui ont agité la France au sujet de la diffusion de la culture sur l'Internet. Et, après avoir exposé le fonctionnement de l'HADOPI vu de l'intérieur, elle se lance dans une réflexion sur les moyens d'améliorer cette diffusion. Finalement, le plan du livre résume bien ce qu'a été la trajectoire de l'HADOPI : un problème mal posé, une organisation inefficace et répressive, un problème toujours grand ouvert.


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Fiche de lecture : Neuroland

Auteur(s) du livre : Sébastien Bohler
Éditeur : Robert Laffont
9-782221-144756
Publié en 2015
Première rédaction de cet article le 4 avril 2015


Ce roman commence avec des attentats islamistes et un ministre de l'Intérieur qui veut en profiter pour faire avancer un projet de haute technologie que lui avait vendu un commercial ambitieux. Non, ce n'est pas Blue Coat convaincant Bernard Cazeneuve de déployer des boîtes noires dans l'Internet. (Le livre a été écrit avant les événements de janvier et avant le projet de loi Renseignement.) C'est plus que cela, il s'agit d'explorer directement le cerveau. Comme dans la précédent roman de Sébastien Bohler, « Les soldats de l'or gris », on va exploiter la neurologie pour faire la guerre.

Mais les ambitions scientifiques ont un peu baissé : on n'essaie plus de contrôler le cerveau, juste de lire dedans. Un ambitieux scientifique prétend qu'on pourra bientôt connaître les pensées grâce aux avancées en traitement des images de l'activité cérébrable. Le ministre est facilement convaincu : après un attentat épouvantable, les gens réclament de l'action. Et puis le ministre espère bien avoir un monopole sur cette activité, imaginant déjà toutes les polices du monde apportant discrètement leurs suspects dans les locaux de Neuroland, à Saclay, pour lire leurs pensées.

Mais est-ce réellement faisable techniquement ? Et le scientifique qui a vendu cette idée est-il de confiance ? Les ambitions des scientifiques ne sont pas forcément compatibles entre elles, ni avec celles du patron de Neuroland, ou avec celles du ministre, et beaucoup de choses ont été dissimulées pour lancer le projet, choses dont la révélation peut le mettre en péril. Pour sauver le projet, il faudra un peu oublier les principes du début...

Excellent mélange de science, de violence, et de politique, une lecture très recommandée. Je vous laisse essayer de retrouver de quels personnages réels sont inspirés des gens comme le fondateur de Neuroland. Ne vous arrêtez pas aux trois premiers chapitres, la fin est bien plus riche et plus compliquée.

Avertissement : j'ai reçu un exemplaire gratuit (mais je ne fais de critiques favorables que s'il est accompagné d'une boîte de chocolats.)

Une bonne critique radiophonique (mais qui révèle un peu trop de l'intrigue) est chez France Bleu. (Il y a aussi celle-ci sur Europe 1, vers 25'30 du début, mais je ne l'ai pas encore écoutée.)


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Fiche de lecture : André Marie, sur les traces d'un homme d'État

Auteur(s) du livre : Christophe Bouillon, Mathieu Bidaux
Éditeur : Autrement
978-2-7467-4006-8
Publié en 2014
Première rédaction de cet article le 25 février 2015


De temps en temps, je lis des livres qui ne parlent pas d'informatique. Alors, pourquoi ne pas s'intéresser à la vie d'un homme politique des IIIe et IVe républiques ? Ce n'est pas qu'André Marie a fait des choses extraordinaires, que ce soit en bien ou en mal. Mais il est bien représentatif d'une époque désormais lointaine.

La première chose qui m'a frappé, dans la biographie, c'est qu'André Marie lui-même a laissé peu de traces de son enfance et sa jeunesse et a peu écrit sur le sujet. Les auteurs ont donc choisi de remplir ces chapitres avec des récits d'autres personnes, ayant vécu plus ou moins au même endroit et à la même époque, comme André Maurois. Même chose pour la participation de Marie comme combattant à la Première Guerre mondiale, vue à travers des textes militaires mais pas des récits de Marie.

Ensuite commence la carrière politique d'André Marie. Là, c'est mieux documenté. Mais comme André Marie n'a rien fait d'exceptionnel, c'est plutôt une peinture de la vie politique française de l'entre-deux-guerres qu'une biographie. Si la postérité a surtout gardé le souvenir d'une république de notables, aimant les banquets lourdement arrosés, les auteurs nous font aussi revivre la violence de la politique à l'époque, les meetings, même ceux des hommes politiques les plus modérés, systématiquement attaqués par des gens violents, les menaces d'enlèvement de sa fille par des fascistes lorsque Marie s'oppose aux émeutiers du 6 février. Bref, être un notable de province du Parti Radical n'était pas de tout repos.

À propos de facisme, si André Marie a été plutôt lucide face à la montée du nazisme, voyant le danger et la nécessité de le contrer, il ne faut pas croire que toute sa politique a été aussi clairvoyante. Il s'est par exemple opposé jusqu'au bout (et même après) à l'indépendance de l'Algérie.

Comme l'avait prévu Marie, une nouvelle guerre éclate. Il est mobilisé, et fait prisonnier. Il était député avant la guerre mais sa captivité l'empêche de participer au vote donnant le pouvoir aux collaborateurs. On ne saura donc pas ce qu'il aurait voté. Marie est libéré, participe à la Résistance, est fait prisonnier et termine la guerre à Buchenwald. À son retour, si sa santé est sérieusement compromise, sa carrière politique décolle, il devient ministre et même, pendant un temps très court, président du Conseil. Que fait-il ? Pas grand'chose, à part essayer de maintenir son gouvernement le plus longtemps possible. Redevenu simple ministre, il donne son nom à une loi de financement de l'enseignement privé par l'argent public.

Une seconde fois, il sera pressenti pour devenir président du conseil et les auteurs de sa biographie consacrent plusieurs pages à des négociations... qui ne déboucheront finalement sur rien. Beau résumé de la politique politicienne sous la 4e République : on écrit un chapitre sur un événement qui ne s'est finalement pas produit.

Comme beaucoup de chevaux de retour de la 3e et de la 4e, André Marie ne survivra pas politiquement à la 5e république et se contentera d'une activité de notable de province classique, caractérisée par une extrême longévité au même poste (maire de Barentin pendant vingt-neuf ans).

Bref, une vie bien remplie et un livre pas ennuyeux du tout mais pour quel bilan finalement ?

Voir aussi le site officiel du livre.


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Fiche de lecture : Sécurité et espionnage informatique \ Connaissance de la menace APT

Auteur(s) du livre : Cédric Pernet
Éditeur : Eyrolles
978-2-212-13965-5
Publié en 2015
Première rédaction de cet article le 10 février 2015


Les médias sont plein de récits d'attaques informatiques spectaculaires, où deux lycéens piratent le Pentagone, par des méthodes techniques très avancées, ou bien où une horde de Chinois, forcément fourbes et cruels, s'emparent des plans du dernier avion de combat. Dans la communication sur les attaques informatiques, un sigle s'est imposé : APT pour Advanced Persistent Threat. Peu de gens ont une idée précise de ce que cela veut dire mais c'est en général un synomyme de « attaque qui n'a pas été faite par un gusse dans son garage, un après-midi où il s'ennuyait ». Vous voulez en savoir plus ? Alors, je vous recommande le livre de Cédric Pernet, un expert de la question, et qui sait bien expliquer posément ce que sont les APT, dans leur complexité.

Le livre est court, 220 pages, ce qui le rend accessible aux gens curieux mais pressés (et le prix est élevé, à 40 €...) Mais il couvre bien tous les aspects d'une APT. L'auteur discute d'abord d'une définition rigoureuse de ce concept (on a vu plus haut que le terme est souvent utilisé à tort et à travers, en général avec une bonne dose de sensationnalisme). La définition de l'auteur (« une attaque informatique persistante ayant pour but une collecte d'informations sensibles d'une entreprise publique ou privée ciblée, par la compromission et le maintien de portes dérobées sur le système d'information ») ne fait pas appel au terme « avancé ». En effet, son analyse est que les APT ne sont pas forcément d'une haute technologie. Elles se caractérisent davantage par la mobilisation de moyens humains importants (des dizaines, voire des centaines de personnes), par la ténacité, par le professionnalisme et le souci du détail, que par la sophistication des techniques utilisées.

L'auteur expose ensuite les différentes phases d'une APT : la phase de reconnaissance, où le groupe d'attaquants rassemble toutes les informations possibles sur sa cible, celle de la compromission initiale, où l'attaquant a trouvé une faille à exploiter pour pénétrer dans le système, par exemple par du hameçonnage ciblé (spear phishing), une phase de « renforcement des accès et mouvements latéraux », où l'attaquant va mettre en place des moyens de revenir même si la faille originelle est comblée (rappelez-vous qu'une APT prend du temps), et où il va se déplacer dans le système d'information, à la recherche de nouvelles machines à compromettre, et enfin une phase d'exfiltration des données, où l'attaquant va tenter de faire sortir tous les giga-octets qu'il a obtenu, afin de les rapporter chez lui, mais sans se faire détecter.

Vu du point de vue de l'attaquant, une APT n'est pas forcément glamour et spectaculaire. La phase de reconnaissance, par exemple, est plutôt routinière. C'est un travail de besogneux, pas de flamboyants hackers. Des tas d'informations sont disponibles publiquement, il faut les récolter. L'auteur note que « une préparation rigoureuse et minutieuse est la clé de la réussite [de l'APT] », ce qui est aussi exaltant qu'une leçon de morale du temps de Jules Ferry (« c'est en travaillant bien qu'on réussit »).

(Au passage, Cédric Pernet parle longuement de l'utilisation de whois et du DNS. Ces outils sont utilisés par les agresseurs en phase de reconnaissance, mais peuvent aussi servir aux investigateurs, cf. mon exposé à CoRI&IN.)

Même la phase de compromission initiale n'est pas forcément glorieuse. Lors d'une APT, on n'utilise pas forcément des attaques premier jour (attaques encore inconnues) : c'est parfois dans les vieux pots qu'on fait les meilleures soupes et certaines APT n'ont utilisé que des vulnérabilités connues depuis des années... et qui ne sont pas toujours patchées.

J'ai noté que, malgré le métier de l'auteur, ce livre ne parle guère de la « réponse à incidents ». Il décrit les APT, pour les solutions et les réactions, il faudra attendre un autre livre.

Le livre se termine par une description de plusieurs APT fameuses et moins fameuses. L'auteur, qui rappelle régulièrement la complexité de ce monde et la difficulté à acquérir des certitudes en béton sur les attaquants et leurs méthodes, se méfie des attributions trop enthousiastes. L'attribution, c'est un des exercices les plus difficiles de la lutte contre les APT, c'est tenter de nommer l'attaquant. Comme une attaque numérique ne laisse pas de traces indiscutables (pas d'ADN, pas de mégots de cigarettes, pas d'empreintes digitales), on pourra toujours contester une attribution. D'autant plus que certains n'hésitent pas à ouvrir le feu avant d'être sûr, par exemple lorsque le FBI a accusé le régime nord-coréen d'être derrière l'attaque de Sony.

Donc, quelques cas pittoresques traités dans ce livre :

  • PutterPanda, une campagne d'espionnage visant notamment l'aéronautique, et qui viendrait de Chine.
  • Careto, une campagne d'APT caractérisée par la richesse et la complexité des techniques utilisées (dont certaines achetées aux mercenaires de Vupen).
  • Hangover qui serait d'origine indienne.
  • Flame (alias Flamer, alias Wiper, rappelez-vous que les noms sont donnés par les défenseurs, pas par les attaquants, et que plusieurs équipes ont pu analyser la même APT), un système d'espionnage très perfectionné, qui a frappé au MOyen-Orient, et qui serait développé par la même équipe que Stuxnet (que Cédric Pernet ne classe pas dans les APT).

Une APT fameuse manque : celle que la NSA pratique en permanence contre les systèmes informatiques du monde entier...

Pour résumer, un excellent livre, très documenté, sérieux, prudent, et pédagogique, même si je regrette l'abus d'anglicismes (certes très utilisés dans le métier), comme 0day au lieu de « premier jour », watering hole plutôt que « point d'eau », sinkhole au lieu d'« évier », logger au lieu de « journaliser », etc. L'auteur a récemment donné un interview à SécuritéOff.

Une note d'humour pour finir : le dos du livre annonce « Il [l'auteur] est suivi par plus de 3 000 abonnés sur Twitter. » Curieuse métrique : j'ai bien plus d'abonnés, sans pouvoir prétendre au même niveau d'expertise.

Autres compte-rendus de ce livre :


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Fiche de lecture : Le poisson et le bananier

Auteur(s) du livre : David Bellos
Éditeur : Flammarion
978-2-0812-5624-8
Publié en 2011
Première rédaction de cet article le 5 février 2015


Ce n'est pas un roman, quoique le titre puisse faire croire mais une passionnante réflexion d'un traducteur sur son métier. La traduction, note-t-il, a commencé le jour où on s'est dit que les gusses de l'autre côté de la colline avaient peut-être des choses intéressantes à dire, et qu'il fallait donc traduire leur charabia. Mais, depuis, des tas de problèmes se sont posés. Faut-il traduire le plus littéralement possible ou bien faut-il prendre des libertés avec le texte original ? Comme il existe de facto une hiérarchie des langues (certaines sont plus prestigieuses que d'autres, ou utilisées par des empires plus puissants), la traduction « amont » (vers une langue plus prestigieuse) est-elle différente de la traduction « aval » (vers un idiome qui est moins considéré) ?

Le titre du livre dérive de la première question : un traducteur de la Bible, devant traduire que Jésus était sous un figuier, écrivant pour des gens originaires d'un pays où il n'y a pas de figuier, a fait s'assoir le Christ sous un bananier, arbre rare en Palestine... Un bel exemple de traduction « libre ».

Bellos couvre d'innombrables problèmes de traduction, et les solutions qui y ont été apportées. Comment traduire en français les romans russes du 19e siècle, où des dialogues entiers sont « en français dans le texte », le passage à cette langue indiquant un registre soutenu ? Pourquoi le méchant nazi dans les films sur la Seconde Guerre mondiale parle-t-il un français (ou un anglais) parfait, sauf qu'il hurle de temps en temps raus ou schnell ? Quelles sont les contraintes spécifiques du traducteur de BD (la taille fixe des phylactères...) ? Comment traduire les passages qu'on ne comprend pas (il y en a toujours, et le traducteur, contrairement au lecteur normal, ne peut pas sauter ce qu'il ne comprend pas) ?

L'original de ce livre est en anglais mais j'ai lu une traduction en français, ce qui m'a semblé bien adapté au sujet :-)

C'est en tout cas un livre à lire absolument si on est confronté à des traductions, et qu'on veut savoir comment ça s'est passé derrière, quelles étaient les conditions de production de la traduction, et quels sont les choix auxquels est confronté un traducteur. En prime, c'est vivant et drôle.

La page officielle de l'éditeur.


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