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Mon livre « Cyberstructure »

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Fiche de lecture : Députée pirate - comment j'ai infiltré la machine européenne

Auteur(s) du livre : Leïla Chaibi
Éditeur : Les liens qui libèrent
979-10-209-2405-6
Publié en 2024
Première rédaction de cet article le 22 avril 2024


Ce petit livre résume l'expérience de l'auteure au Parlement européen, notamment à travers ses tentatives pour faire reconnaitre le statut de salarié aux employés d'Uber (ou d'entreprises équivalentes).

Le titre et le sous-titre sont trompeurs : l'auteure n'est pas députée Pirate mais LFI, et elle n'a rien infiltré, elle a été élue au Parlement européen. Ce sous-titre ridicule fait penser à cette journaliste de droite qui avait fait un livre disant qu'elle était infiltrée chez les wokes, alors qu'elle était juste allé à quelques réunions. Mais, bon, on sait que ce n'est pas l'auteure qui fait la couverture du livre.

Donc, Leïla Chaibi raconte son expérience au Parlement européen. Elle ne surprendra pas les amateurs de l'excellente série télé Parlement, on y retrouve l'incroyable complexité du machin, le poids des lobbys, les arrangements divers, même entre partis opposés. Sauf qu'au lieu de légiférer sur le finning, comme dans la série télé, elle essaie de faire en sorte que les employés des entreprises comme Deliveroo, officiellement sous-traitants, soient reconnus pour ce qu'ils sont, des salariés.

Et ce n'est pas facile. Dans l'ambiance feutrée du Parlement, où les bruits et la réalité du monde extérieur ne pénètrent pas, intéresser les collègues à des choses concrètes n'est pas facile. Et une fois un texte voté par le Parlement, il n'est pas adopté pour autant, puisque le Parlement européen ne sert à rien. Il n'a pas l'initiative législative et ses textes ne valent que si le Conseil et la Commission le veulent bien (le fameux trilogue). Les politiciens et les journalistes qui regrettent que les électeurs ne s'intéressent pas aux élections du Parlement européen devraient se demander pourquoi (ma réponse : parce que ce Parlement n'est qu'une coquille vide, dénuée de pouvoir, il en a encore moins que le Parlement français, ce qui n'est pas peu dire).

En outre, pour cette question particulière du salariat des employés d'Uber ou de Deliveroo, l'auteure a eu à faire face à un lobbying intense du gouvernement français, très soumis à Uber, et qui a tout essayé pour saboter le projet.

Le livre est bien écrit, très vivant (malgré l'aridité du sujet), très pédagogique. Je ne voterais quand même pas LFI aux prochaines élections européennes, vu leurs positions sur l'Ukraine ou l'islamisme, mais si vous voulez comprendre le Parlement européen avant d'aller voter le 9 juin, c'est une bonne source.


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Fiche de lecture : Des élèves à la conquête du passé

Auteur(s) du livre : Magali Jacquemin
Éditeur : Libertalia
978-2-9528292
Publié en 2023
Première rédaction de cet article le 15 avril 2024


Ce livre raconte les dix ans d'expérience de l'auteure, professeure des écoles, à enseigner l'histoire à des élèves du primaire, en essayant de ne pas se limiter à un récit venu d'en haut.

C'est tout à fait passionnant. L'auteure, partisane des méthodes Freinet (mais avec nuance et sans en faire un dogme), essaie de ne pas se contenter de parler d'histoire aux enfants mais de les faire pratiquer un peu, en partant de sources. Évidemment, vu leur âge, ielles ne feront pas de recherche vraiment originale (et ne travailleront pas forcément sur des sources primaires) mais le but est qu'ielles comprennent que l'histoire, ce ne sont pas juste des dates qu'on assène d'en haut.

Et que l'histoire ne concerne pas que des rois et des généraux. Par exemple, lorsque l'auteure enseigne dans le quartier de La Villette, elle fait travailler ses élèves sur les anciennes usines du quartier, usine à gaz ou sucrerie, avec recherche d'informations sur les conditions de travail des différentes époques.Elle les emmène même voir des archives et comprendre ainsi avec quel matériau les historiens travaillent.

La difficulté est bien sûr de laisser les élèves assez libres (principes de Freinet) tout en les cadrant pour qu'ils aient les connaissances de base. Elle note que les élèves manquent souvent de contexte et, par exemple, lors d'un travail sur les lettres entre les soldats et leurs femmes et fiancées pendant la Première Guerre mondiale, un élève a demandé pourquoi ils ne s'appelaient pas par téléphone. Il faut donc fixer les époques et leurs caractéristiques dans l'esprit des élèves.

Une autre question émouvante portait sur la guerre d'Algérie, un certain nombre de ses élèves étant issu·es de l'immigration algérienne. Faut-il parler de la torture, sachant que le grand-père d'une des élèves l'a fait ? Comment concilier l'importance de la vérité avec le souci de ne pas traumatiser les élèves ? L'auteure ne se contente en effet pas de gentilles généralités « les élèves sont créatifs, il faut les laisser faire », elle détaille les difficultés, les nombreuses questions soulevées par cet objectif de liberté, et les solutions trouvées.

Bref, je recommande ce livre à celles et ceux qui s'intéressent à l'histoire et à l'éducation.


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Fiche de lecture : L'animal médiatique (Le temps des médias)

Auteur(s) du livre : Ouvrage collectif
Éditeur : Nouveau monde
978-2-38094-393-1
Publié en 2023
Première rédaction de cet article le 3 avril 2024


Ce numéro de la revue d'histoire « Le temps des médias » est consacré à la place des animaux dans les médias et il y a beaucoup à dire !

Tous les articles sont passionnants mais, parmi ceux qui m'ont particulièrement instruit :

  • L'histoire de l'« ours Martin » (qui n'était pas un ours unique, mais un nom générique) au Jardin des plantes, par Olivier Vayron. Si les médias de l'époque adoraient les récits (presque tous imaginaires) d'agressions commises par Martin sur les visiteurs, la réalité est plus glauque : ce sont les humains qui agressaient l'ours du zoo, souvent de manière lâche et ignoble.
  • L'analyse de la place de l'animal sauvage dans les récits d'aventure bon marché du XIXe siècle, par Sophie Bros. Peu de souci de véracité ou même de vraisemblance dans ces récits conçus pour de la production et de la distribution de masse. Dans le train de l'époque, tiré par une locomotive à vapeur, on avait le temps de se délecter d'histoires toutes pareilles, où le courageux explorateur européen venait à bout de toute une ménagerie de bêtes féroces et exotiques.
  • Plus actuel, un article de Félix Patiès détaille la polémique au sein de la Fédération Anarchiste sur une émission « antispéciste » de Radio Libertaire. Difficile équilibre entre un désir d'ouverture à d'autres courants (d'autant plus importante que l'ARCOM exige une production minimum de contenus originaux) et nécessité, pour une organisation politique, de ne pas accepter n'importe quoi sur son antenne, notamment lorsque cela s'oppose directement à sa ligne politique.
  • Toujours dans une actualité plus récente, une étude détaillée de Michel Dupuy sur la construction de l'image de l'oiseau mazouté, comme symbole des destructions que la société industrielle inflige à l'environnement. Ce malheureux oiseau a également été utilisé pour de la propagande de guerre pendant la guerre du Golfe.
  • Les fanas de géopolitique trouveront aussi de quoi les intéresser, avec l'article de Zhao Alexandre Huang, Mylène Hardy et Rui Wang sur l'utilisation des pandas par la propagande chinoise. Derrière la mignoncitude, Beijing tire les ficelles.
  • Et bien sûr un article sur le rôle des chats sur l'Internet et un sur celui des chiens dans les films de Disney (article que j'ai trouvé extrêmement pro-Disney…)

On peut se procurer ce numéro sous forme papier chez l'éditeur et sous forme numérique (paradoxalement bien plus chère) sur cairn.info. PS : oui, le site Web officiel de la revue n'est pas à jour et est plein de mojibake.


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Fiche de lecture : La baleine, une histoire culturelle

Auteur(s) du livre : Michel Pastoureau
Éditeur : Seuil
978-2-02-151688-3
Publié en 2023
Première rédaction de cet article le 29 mars 2024


Michel Pastoureau continue son exploration de l'histoire culturelle des animaux avec la baleine.

D'abord, une précision, c'est un livre d'histoire des mentalités, pas un livre de zoologie. Le terme « baleine », dans le passé, pouvait désigner beaucoup d'animaux qu'on n'appelerait pas « baleine » aujourd'hui. L'idée est de faire le tour, de l'Antiquité à nos jours, sur la vision que les humains ont de la baleine. C'est un animal qui, par sa taille, par le milieu jugé hostile où il vit et par le fait qu'il était très mal connu jusqu'au XIXe siècle, est un parfait support de fantasmes. En gros, jusqu'au XXe siècle, la baleine est monstrueuse, inquiétante, incarnation du Mal, puis elle change tout à coup ou, plutôt, la vision qu'on en a change et on se met à la considérer comme gentille, menacée, et digne d'être protégée (elle est, avec le panda, un des animaux iconiques des campagnes de protection de la nature).

Ce retournement est récent. Le christianisme voyait plutôt la baleine négativement (cf. l'aventure de Jonas, même si la Bible ne dit pas clairement si c'était une baleine, ou un très gros poisson). Les marins aimaient décrire les dangers terribles, et imaginaires, qu'elle faisait courir aux bateaux. Et bien sûr, Moby-Dick n'est pas un modèle de gentillesse, même si son chasseur ne vaut pas mieux. On l'a dit, ce livre est une histoire culturelle d'humains, donc toutes les projections n'ont pas grand'chose à voir avec les baleines réelles.

Ah, et le livre est magnifiquement illustré, les dessins médiévaux sont très bien reproduits, en grand et avec de belles couleurs (vous trouverez celui-ci p. 59). Inutile de rappeler que le réalisme n'était pas le principal souci des auteurs de ces dessins…

(Tiens, j'ai terminé ce livre juste avant de commencer la série télé danoise Trom, où la chasse à la baleine aux iles Féroé et les polémiques que cela suscite sont la toile de fond de l'intrigue policière.)


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Fiche de lecture : ENIAC in action

Auteur(s) du livre : Thomas Haig, Mark Priestley, Crispin Rope
Éditeur : MIT Press
978-0-262-53517-5
Publié en 2016
Première rédaction de cet article le 25 mars 2024


Un passionnant livre détaillant l'histoire de l'ENIAC, l'un des premiers ordinateurs. Contrairement à beaucoup d'autres textes sur l'ENIAC, celui-ci est très détaillé techniquement et ne vous épargne pas les informations précises sur le fonctionnement de cette bête, notamment de ses débuts où la programmation se faisait en soudant et désoudant.

L'ENIAC a été largement traité dans de nombreux ouvrages et articles. De nombreux mythes et légendes ont été développés, malgré le fait qu'on dispose d'une quantité énorme d'informations de première main, accessible aux historiens (beaucoup plus que pour le Colossus, secret militaire et dont beaucoup de documents ont été détruits). Mais depuis ses débuts, l'ENIAC a été un objet médiatique, très publicisé (pendant la guerre, il n'était que confidentiel, pas secret, encore moins très secret, et il a été déclassifié tout de suite après la guerre). Résultat, tout le monde avait quelque chose à dire sur l'ENIAC.

Par exemple, alors que les premières histoires sur l'ENIAC ne mentionnaient que des hommes, on a vu plus récemment des histoires affirmer en sens inverse que tout avait été fait par des femmes, les six de l'ENIAC. Le récit désormais classique est qu'elles faisaient la programmation de l'ENIAC, les « inventeurs » classiques, Eckert et Mauchly ne s'occupant « que » du matériel. Écoutant pour la Nième fois cette affirmation lors d'un exposé au FOSDEM, je me suis demandé « mais ça voulait dire quoi, au juste, programmer sur l'ENIAC » et j'ai lu ce livre.

Plusieurs facteurs rendent compliqué de répondre à cette question : d'abord, comme le notent bien les auteurs du livre, l'ENIAC, qui a eu une durée de vie très longue (de 1945 à 1955, bien plus qu'un smartphone d'aujourd'hui), a beaucoup évolué, cet ordinateur unique, qui ne faisait pas partie d'une fabrication en série, était modifié en permanence. Ainsi, la question de savoir si l'ENIAC était une machine à programme enregistré (plutôt qu'une « simple » calculatrice où le programme était à l'extérieur) a plusieurs réponses possibles (« plutôt non » au début de sa carrière, « plutôt oui » à la fin). Et la façon de « programmer » l'ENIAC a donc beaucoup changé.

Ensuite, bien que l'ENIAC ait laissé une énorme pile de documentation (comme les journaux d'exploitation, qui étaient bien sûr entièrement papier) pour les historiens, tout n'a pas été décrit. Des interactions informelles entre les membres de l'équipe n'ont pas forcément laissé de trace. Plusieurs couples mari-femme travaillaient sur l'ENIAC (comme Adele et Herman Goldstine) et il n'est pas facile de séparer leurs contributions (à chaque époque, on a mis en valeur les contributions de l'une ou de l'autre, selon la sensibilité de l'époque).

Enfin, comme tout était nouveau dans cette machine, même les acteurs et les actrices du projet n'avaient pas toujours une vision claire. Même une distinction comme celle entre matériel et logiciel était loin d'être évidente à cette époque. Et la notion même de « programme » était floue. Les « six de l'ENIAC » avaient été embauchées comme « opératrices », plutôt à déboguer des programmes existants (la machine avait mauvais caractère et les bogues étaient souvent d'origine matérielle, un composant qui brûlait, et le déboguage nécessitait donc de fouiller dans les entrailles de la bête) avant que leur travail n'évolue vers quelque chose qui ressemblait beaucoup plus à la programmation actuelle (sans que leurs fiches de poste ne suivent cette évolution).

Et cette programmation, sur une machine qui était loin d'être bâtie sur un modèle en couches bien propre, nécessitait des compétences variées. Ainsi, à un moment, l'ENIAC a reçu des nouvelles mémoires, dites « lignes à retard », où une onde sonore était envoyée dans un tube de mercure. La lenteur des ondes sonores, comparée à la vitesse de l'électronique, faisait que cela permettait de mémoriser (mais pas pour toujours) une information. Comme la ligne à retard stockait plusieurs informations, et était strictement FIFO, l'optimisation du programme nécessitait de bien soigner l'ordre dans lequel on mettait les variables : il fallait qu'elles arrivent à la fin du tube pile au moment où le programme allait en avoir besoin. Le programmeur ou la programmeuse avait donc besoin d'une bonne connaissance du matériel et de la physique ! En lisant ce livre, on comprend mieux les exploits quotidiens que faisaient les « six de l'ENIAC » et leurs collègues.

Il y avait plein d'autres différences entre la programmation de l'époque et celle d'aujourd'hui. Par exemple, l'ENIAC manipulait des nombres décimaux (son successeur, l'EDVAC passera au binaire). Les débats étaient très vivants au sein de l'équipe sur la meilleure façon de dompter ces nouvelles machines. Ainsi, une discussion récurrente était de savoir s'il valait mieux une machine complexe sachant faire beaucoup de choses ou bien une machine simple, ne faisant que des choses triviales, mais optimisée et plus générale. La deuxième possibilité nécessitait évidemment que la complexité soit prise en charge par les programmes. Bref, un débat qui évoque beaucoup celui CISC contre RISC. Au milieu de tous ces débats, il peut être difficile de distinguer la contribution de chacun ou de chacune. Ainsi, on présente souvent von Neumann comme l'inventeur de l'ordinateur moderne à programme enregistré (et où le code est donc traité comme une donnée), dans son fameux first draft. mais d'autres témoins relativisent son rôle en estimant que le first draft ne faisait que documenter par écrit les idées qui circulaient dans l'équipe. Les auteurs du livre se gardent de trancher (la vérité peut aussi être quelque part entre les deux). Les éventuels désaccords de personnes compliquent aussi les choses, par exemple Adele Goldstine et les six de l'ENIAC n'ont pas vraiment les mêmes souvenirs sur la création de cette équipe et son rôle. (Contrairement à ce qui est parfois raconté, les six de l'ENIAC n'étaient pas des victimes passives du sexisme, et ont largement fait connaitre leurs souvenirs et leurs opinions, contrairement à ceux et celles de Bletchley Park, tenu·es à un secret militaire rigoureux, même longtemps après la guerre.)

Point amusant, l'ENIAC est entré en service à une époque où les concepts de la cybernétique étaient à la mode et cela a influencé le vocabulaire de l'informatique. Si le terme de « cerveau électronique », par lequel était souvent désigné l'ENIAC, n'est pas resté, c'est avec l'ENIAC qu'on a commencé à utiliser une autre métaphore humaine, « mémoire » pour parle des dispositifs de stockage de l'information et, là, ce terme a perduré.

Outre les passions humaines, l'histoire de l'ENIAC a aussi été brouillée par des conflits motivés par l'argent. Eckert et Mauchly avaient tenté d'obtenir un brevet sur les concepts de base de l'ENIAC et le long conflit juridique sur ce brevet (finalement refusé) a été marqué par de nombreux témoignages officiels devant les tribunaux, témoignages qui ont pu figer certains souvenirs en fonction d'intérêts financiers.

En tout cas, le débat sur le rôle des six de l'ENIAC a occulté le rôle d'une autre catégorie, bien oubliée (on ne connait même pas leurs noms), les Rosie qui ont bâti le monstre, un engin qui occupait une immense pièce et avait nécessité beaucoup de travail manuel, peu reconnu.

Les auteurs notent d'ailleurs que bien des débats en histoire ne peuvent pas avoir de réponse simple. Ainsi, la recherche effrénée du « premier » (l'ENIAC était-il le premier ordinateur ?) n'a pas forcément, notent-ils, de sens. Déjà, cela dépend de la définition qu'on donne d'« ordinateur », ensuite, certains concepts émergent petit à petit, sans qu'il y ait un « moment Eurêka » où tout se révèle d'un coup. (Pour prendre l'exemple d'une autre polémique classique dans l'histoire de l'informatique, se demander qui a inventé le datagramme n'a pas plus de sens. Le concept est apparu progressivement, sans qu'on puisse citer, par exemple, l'article ou la conférence qui l'aurait exposé en premier.)

Le livre se termine d'ailleurs par une « histoire de l'histoire » de l'ENIAC, qui montre les nombreuses évolutions qu'il y a eu, et qu'il continuera à y avoir, sur cette machine. Comme souvent l'histoire suit le présent (les motivations de son époque) plutôt que le passé.

Merci à Valérie Schafer pour le conseil de lire ce livre, tout à fait ce qu'il faut pour comprendre ce que voulait dire « programmer l'ENIAC ».


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Fiche de lecture : Eaten by the Internet

Auteur(s) du livre : Ouvrage collectif, piloté par Corinne Cath
Éditeur : Meatspace Press
978-1-913824-04-4
Publié en 2023
Première rédaction de cet article le 22 mars 2024


Ce court livre en anglais rassemble plusieurs textes sur les questions politiques liées à l'Internet comme la défense de la vie privée, le chiffrement, la normalisation, etc.

Le livre est disponible gratuitement en ligne mais vous pouvez préférer l'édition papier, qui a une curieuse mise en page, avec une couverture qui se tourne dans un sens inhabituel et les appels des notes de bas de page joliment décorés.

Vous y trouverez de nombreux articles, tous écrits par des spécialistes de l'Internet (et j'ai bien dit l'Internet, pas les GAFA, vous n'aurez pas le Nième article sur les turpitudes de Facebook, encore moins sur les derniers exploits de l'IA). C'est très intéressant et couvre beaucoup de sujets, dont certains sont rarement traités (comme l'article de Shivan Kaul Sahib sur les conséquences politiques des CDN). Mais, vu la taille du livre et le nombre de contributions, cela reste peu approfondi, donc ce livre vise plutôt un public de débutant·es. (Si vous suivez ces questions depuis quelques années, vous avez certainement déjà rencontré ces auteur·es et leurs textes.)


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Fiche de lecture : The Bomber Mafia

Auteur(s) du livre : Malcolm Gladwell
Éditeur : Penguin Books
978-0-141-99840-4
Publié en 2021
Première rédaction de cet article le 22 mars 2024


Le court livre « The Bomber Mafia » est l'histoire de la controverse technico-politique au sein de l'armée de l'air des USA, juste avant la Deuxième Guerre mondiale et pendant celle-ci : comment utiliser le mieux possible les bombardiers, peut-on forcer un ennemi à capituler en le bombardant et comment ?

Ce n'est pas une étude historique, plutôt un récit journalistique, centré sur deux personnes, Haywood Hansell et Curtis LeMay. Pour simplifier, le premier était un représentant d'un groupe surnommé The Bomber Mafia, qui avait une confiance illimitée dans les capacités des bombardiers à atteindre leur objectif, à le toucher avec précision, et ainsi à contraindre l'ennemi à capituler. Avant la deuxième guerre mondiale, leurs idées n'avaient pas vraiment été testées, et les adversaires de la Bomber Mafia lui reprochaient justement sa tendance à aborder les problèmes sous un angle trop théorique. LeMay, d'un autre côté, tout aussi convaincu de la puissance des bombardiers, et qui allait faire une belle carrière après la guerre, était plus pragmatique. Tous les deux s'opposaient sur la question de l'utilisation des B-17 et des B-29 mais, à ce conflit, se superposait aussi celui de tous les aviateurs (dont Hansell et LeMay) contre les autres branches de l'armée qui estimaient que ces jouets très chers ne gagneraient pas la guerre à eux seuls (« aucun soldat ne s'est jamais rendu à un avion »).

Au débat entre les « théoriciens » de la Bomber Mafia et les « praticiens », qui voyaient bien que les bombardements ne se passaient pas aussi bien que dans les théories d'avant-guerre, se superposait un débat moral, la Bomber Mafia estimant que le progrès technique permettait au bombardier de frapper avec une précision absolue, ce qui limitait les dégâts collatéraux, alors que ses adversaires, voyant bien la difficulté à mettre les bombes en plein sur l'objectif, dans un monde réel plein de nuages, d'appareils déréglés, et de vents puissants en altitude, voulaient plutôt bombarder largement, sans se soucier des conséquences, notamment sur les civils, voire en les ciblant délibérement.

Le livre détaille (c'est sa meilleure partie) le cas d'un appareil présenté comme magique, le viseur Norden, une incroyable merveille d'ingéniosité et de précision, contenant un calculateur analogique et qui devait permettre à l'homme chargé de déclencher le largage des bombes de mettre en plein dans le mille. Malgré les promesses boursouflées de l'inventeur (un classique de l'innovation technologique), malgré la fascination de beaucoup d'aviateurs pour cette très haute technologie, coûteuse et très secrète (l'équipage avait ordre de tout faire pour détruire le viseur si le bombardier tombait), le viseur Norden n'a jamais tenu ses promesses. Spectaculaire en laboratoire, il marchait nettement moins bien à plusieurs milliers de mètres d'altitude, dans le froid et la condensation, à bord d'un avion en mouvement. Son échec a beaucoup contribué à décrédibiliser la Bomber mafia et à donner raison à LeMay et à sa pratique d'un bombardement très étendu, d'autant plus que LeMay ne s'encombrait pas d'arguments moraux. Mais la Bomber Mafia n'a apparemment jamais admis que les faits étaient plus forts que sa théorie, trouvant toujours des moyens de dire que, cette fois, ça allait marcher comme ils le disaient.

L'auteur, qui a nettement tendance à présenter Hansell comme le bon et LeMay comme le méchant, alors que tous les deux étaient dans la même armée et poursuivaient le même but, estime que le temps a donné raison à la Bomber Mafia, puisque, le numérique ayant remplacé l'analogique, le drone moderne peut frapper avec une précision parfaite. Est-ce que les militaires d'aujourd'hui peuvent vraiment, en plein dans le brouillard de la guerre, frapper pile où ils veulent, sans dégâts collatéraux ?


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Fiche de lecture : Le libre pensée dans le monde arabo-musulman

Auteur(s) du livre : Ouvrage collectif
Éditeur : Fédération de la Libre Pensée
978-2-916801-23-0
Publié en 2023
Première rédaction de cet article le 22 février 2024


En France en 2024, le discours politique sur le monde arabo-musulman est souvent fondé sur une assignation identitaire, qui suppose que toute personne élevée dans un milieu musulman est forcément croyante, voire bigote, ou même islamiste. La réalité est différente et le monde arabo-musulman a lui aussi ses libres penseurs qui n'acceptent pas aveuglément les dogmes religieux, et encore moins les humains qui les utilisent pour assoir leur pouvoir. Cet ouvrage rassemble un certain nombre de contributions, très diverses, sur des libres penseurs dans l'histoire du monde arabo-musulman.

Tout le monde a entendu parler d'Omar Khayyam, bien sûr. Mais la plupart des autres libres penseurs décrits dans l'ouvrage sont nettement moins connus en Occident. Ils ne forment pas un groupe homogène : certains sont athées, d'autres simplement méfiants vis-à-vis de la religion organisée. Il faut aussi noter que le livre couvre treize siècles d'histoire et une aire géographique très étendue ; il n'est pas étonnant que la diversité de ces libres penseurs soit grande. Le livre contient aussi des textes qui remettent en perspective ces penseurs, par exemple en détaillant le mouvement de la Nahda ou bien en critiquant le mythe de la tolérance religieuse qui aurait régné en al-Andalus.

Le livre est assez décousu, vu la variété des contributeurs. On va de textes plutôt universitaires à des articles davantage militants (et certains sont assez mal écrits, je trouve, et auraient bénéficié d'une meilleure relecture). Mais tous ont le même mérite : tirer de l'oubli des libres penseurs souvent invisibilisés comme Tahar Haddad ou Ibn al-Rawandi. Et vous apprendrez de toute façon plein de choses (je ne connaissais pas le mutazilisme).


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Fiche de lecture : Atlas du numérique

Auteur(s) du livre : Ouvrage collectif
Éditeur : Les presses de SciencesPo
978-2-7246-4150-9
Publié en 2023
Première rédaction de cet article le 21 février 2024


Cet atlas illustre (au sens propre) un certain nombre d'aspects du monde numérique (plutôt axé sur l'Internet). Beaucoup de données et d'infographies sous les angles économiques, sociaux et politiques.

L'ouvrage est très graphique, et riche. Tout le monde y trouvera des choses qui l'intéressent comme le spectaculaire tableau des systèmes d'exploitation p. 18 ou bien la représentation astucieuse de l'alternance des modes en IA p. 33 ou encore la visualisation de la censure en Russie p. 104 (tirée des travaux de Resistic). Les résultats ne sont pas forcément surprenants (p. 61, les youtubeurs les plus populaires sur les sujets de la voiture ou de la science sont des hommes, sur les sujet animaux, style et vie quotidienne, ce sont des femmes). Mais plusieurs articles mettent aussi en cause certaines analyses traditionnelles comme p. 82 celui qui dégonfle le mythe « fake news » (ou plus exactement leur instrumentalisation par les détenteurs de la parole officielle).

Les utilisations de l'Internet (en pratique, surtout les réseaux sociaux centralisés) sont très détaillées, par contre l'infrastructure logicielle est absente (la matérielle est présente via des cartes de câbles sous-marins et des articles sur l'empreinte environnementale).

Les infographies sont magnifiques mais souvent difficiles à lire, en raison de leur petite taille (sur la version papier de l'ouvrage) et du fait que chacune est le résultat de choix de présentation différents. D'autre part, les couleurs sont parfois difficiles à distinguer (p. 31 par exemple). Et l'axe des X ou celui des Y manque parfois, comme dans l'article sur la viralité p. 56 qui n'a pas d'ordonnées. Il faut dire que certaines réalités sont très difficiles à capturer comme la gouvernance de l'Internet p. 101, sujet tellement complexe qu'il n'est pas sûr qu'il aurait été possible de faire mieux.

Plus gênantes sont les bogues comme p. 31 la Quadrature du Net et FFDN classées dans « Secteur économique et start-ups ». Ou bien p. 37 LREM considéré comme plus à gauche que le PS


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Fiche de lecture : The Wager

Auteur(s) du livre : David Grann
Éditeur : Simon & Schuster
976-1-47118367-6
Publié en 2023
Première rédaction de cet article le 20 février 2024


Si vous aimez les histoires de bateau à voile, avec naufrages, mutineries, iles désertes et tout ça, ce roman vous emballera. Sauf que ce n'est pas un roman, le navire « The Wager » a vraiment existé et vraiment fait vivre toutes ces aventures à son équipage.

Le livre a été écrit par David Grann, connu comme l'auteur de « Killers of the flower moon ». En attendant que Scorsese en fasse un film, comme il l'a fait de « Killers of the flower moon », je recommande fortement la lecture du livre. « The Wager », navire de guerre anglais, n'a eu que des malheurs pendant la guerre de l’oreille de Jenkins. Départ retardé, épidémies à bord alors même qu'il était encore à quai, problèmes divers en route, une bonne partie de l'équipage mort alors même que le Wager n'a pas échangé un seul coup de canon avec les Espagnols. Le bateau finit par faire naufrage en Patagonie. À cette époque, sans radio, sans GPS, sans même de mesure de longitude correcte, de tels naufrages n'étaient pas rares. (Le livre parle aussi d'une escadre espagnole qui a tenté d'intercepter celle où se trouvait le Wager, et n'a pas été plus heureuse.)

Ce qui est plus original dans le cas du Wager est que des survivants sont rentrés séparement en Angleterre et qu'ils ont raconté des histoires très différentes sur le naufrage et la mutinerie qui a suivi. Chacun (en tout cas ceux qui savaient écrire ou bien trouvaient quelqu'un pour le faire pour eux) a publié sa version et l'auteur de ce livre essaie de rendre compte des différents points de vue.

Donc, pas un roman mais autant de rebondissements que dans un roman. Vous feriez comment, vous, pour rentrer en Angleterre si vous étiez coincé sur une des iles les plus inhospitalières d'une des régions les plus inhospitalières du monde ? Le plus extraordinaire est que plusieurs groupes de survivants y sont arrivés, par des moyens différents.

Sinon, les informaticien·nes noteront que l'arrière-grand-père d'Ada Lovelace était à bord (il fait partie de ceux qui ont écrit un livre sur le voyage du Wager). Les fans de Patricio Guzmán verront que cela se passe au même endroit que son film « Le bouton de nacre » (et on croise dans le livre les mêmes Kawésqars).


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Fiche de lecture : Penser la transition numérique

Auteur(s) du livre : Ouvrage collectif
Éditeur : Les éditions de l'atelier
978-2-7082-5410-7
Publié en 2023
Première rédaction de cet article le 19 février 2024


Comme les lecteurices de ce blog le savent sûrement, je pense que la place prise par le numérique dans nos vies justifie qu'on réfléchisse sérieusement à cette transition que nous vivons. Donc, ce livre est une bonne idée. Mais, comme beaucoup d'ouvrages collectifs, il souffre d'un manque évident de coordination entre les auteurices, dont les différentes contributions sont de niveaux très inégaux.

On y croise ainsi des baratineurs classiques comme Luc Ferry, personnage qu'on aurait pu penser définitivement démonétisé. Sans surprise, il parle d'un sujet cliché, le transhumanisme (le mannequin de paille classique de beaucoup d'« intellectuels » français). Sans aller aussi loin dans la vacuité, on trouve aussi dans ce livre des articles par des auteurs dont on peut se demander s'ils maitrisent leur sujet. Ainsi une auteure présentée comme spécialiste des questions bancaires déplore que l'IA a des biais quand elle décide d'accorder un prêt ou pas (un exemple, typique de la sur-utilisation de la notion de biais ; évidemment qu'un outil d'aide à la décision en matière de prêts va être mal disposé envers les gens ayant des revenus faibles et irréguliers). Le texte de présentation de chaque contribution a aussi sa part de responsabilité, comme celui de l'article sur la chaine de blocs qui dit que les données sont cryptées (et, non, le problème n'est pas l'utilisation de cet terme, « chiffrées » n'aurait pas été mieux). Enfin lisant un livre qui se veut de réflexion sur le numérique, je vois la phrase « les technologies digitales sont des technologies qui sont faciles à prendre en main », et je me demande si l'auteur l'a fait exprès.

Bon, assez critiqué, il y a aussi des analyses intéressantes (j'ai dit intéressantes, pas forcément que j'étais 100 % d'accord) : Pauline Türk réfléchit sur l'utilisation du numérique pour améliorer le processus démocratique, Ophélie Coelho traite de géopolitique et détaille les risques liés à la dépendance vis-à-vis d'entreprises ou d'États, Lionel Maurel plaide pour l'ouverture des résultats des recherches scientifiques, mais aussi (avec nuances) pour l'ouverture des données de recherche, Philippe Bihouix explique concrètement comment réduire l'empreinte environnementale, Jessica Eynard questionne l'identité numérique (même si je la trouve bien trop optimiste sur le projet d'identité numérique étatique au niveau de l'UE), Amine Smihi décrit la vidéosurveillance vue de son rôle d'élu local, etc.

Bref, un tour d'horizon de beaucoup de questions que pose la place du numérique dans notre société.


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